Les quatre enjeux de la réforme des retraites
Que nous réserve la réforme des retraites préparée par le gouvernement ? Décryptage en quatre questions.
dans l’hebdo N° 1562 Acheter ce numéro
1/ La réforme vise-t-elle des économies ?
En théorie, le futur régime par points n’est pas synonyme de coups de rabot systématiques dans le joli pot commun que constituent les retraites (300 milliards d’euros par an). Matignon et l’aile la plus austère de la Macronie auraient d’ailleurs préféré solder l’affaire par une réforme plus directement comptable – comme un recul de l’âge légal –, ainsi que le veut la tradition installée par les gouvernements successifs depuis 1993. Rien n’interdirait non plus au futur système de rester généreux avec les retraités, en faisant contribuer davantage les actifs pour maintenir le niveau de vie des pensionnés.
À lire aussi >> Retraites : une réforme sous le sceau du soupçon
En revanche, il est évident que le futur système facilitera considérablement les mesures d’économie et qu’elles seront d’autant plus efficaces que tout le monde – particulièrement les fonctionnaires – sera logé à la même enseigne. Elles seront même automatiques (ou « semi-automatiques ») grâce à la variation de la valeur du point de retraite, en fonction d’arbitrages techniques – fondus dans les lois de programmation budgétaire – caractérisés par un haut niveau d’incertitude sur le montant des retraites. Un point cotisé n’aura en effet pas la même valeur pour deux retraités, selon la date à laquelle chacun aura liquidé sa retraite.
Syndicats et économistes hétérodoxes défendent donc une amélioration du système actuel, rappelant que sa situation financière n’est pas si alarmante. Le régime devrait même repasser dans le vert (1), en dépit du fait que son niveau de protection est le plus élevé d’Europe. Il suffirait d’un point de hausse de cotisation tous les cinq ans pour que les recettes du régime permettent le maintien du niveau de vie des retraités ; sur une durée de trente ans, cet effort représenterait l’équivalent du cadeau fait aux entreprises en 2013 par l’entremise du CICE, estime un groupe d’économistes opposé à la réforme.
Pourtant, toutes les discussions ont eu comme prérequis un impératif désormais gravé dans le marbre : les cotisations ne doivent pas monter au-dessus d’un « plafond » de 14 % du PIB. Il faudra donc nécessairement économiser sur les pensions, car le nombre de retraités à indemniser, lui, doit doubler d’ici à 2050 (2).
Avec ou sans la réforme « systémique », ce postulat oblige à continuer à actionner les deux leviers préférés du législateur depuis 1993 : faire travailler les gens plus longtemps ou diminuer leur pension. Selon l’Insee, le niveau de vie des retraités a déjà commencé à décrocher. Il était équivalent à celui des actifs en 2010, mais devrait baisser à 85 %, voire à 70 % selon les scénarios choisis, en 2060 (3). Emmanuel Macron a accéléré ce processus avec une hausse de la CSG (4) qui pèse sur une partie des retraités et la désindexation des pensions par rapport à l’inflation.
Sans remise en cause de ces grands principes, le basculement vers un système par points devrait accélérer l’appauvrissement des retraités, comme en Allemagne, où ce calcul a été mis en place en 1992 et où le taux de pauvreté des plus de 65 ans est deux fois plus élevé qu’en France. « L’exemple des régimes complémentaires Agirc et Arrco, qui fonctionnent par points, est loin d’être enviable, note également la chercheuse Christiane Marty dans une note de la Fonction Copernic d’octobre 2018. Entre 1990 et 2009, le taux de remplacement [comparant le dernier salaire à la première pension de retraite] a baissé de plus de 30 %, ce qui est beaucoup plus sévère que dans le régime de base. »
Pour répondre à cette critique, le haut-commissaire à la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, dit vouloir réindexer les retraites sur les salaires moyens. Sa volonté sera-t-elle consignée dans son rapport final ? Le gouvernement en tiendra-t-il compte ? Cela fait partie des lignes de bascule de son projet, car la symbolique est importante. Mais, globalement, nous n’échapperons pas à une baisse du niveau de vie des retraités sans une augmentation des cotisations. L’indexation voulue par Jean-Paul Delevoye devra donc être financée sur les retraites des néoretraités, par une valeur du point réajustée à la baisse. Autrement dit, le montant des pensions augmenterait plus rapidement qu’aujourd’hui, mais l’entrée dans la retraite se ferait à un niveau de pension plus faible. Plusieurs mécanismes ont été imaginés pour adoucir l’entrée dans la retraite, qui serait brutale dans un tel système. De quoi renforcer la complexité du système et donner raison à cet expert qui ironise : « Si vous avez compris, c’est que je vous ai mal expliqué ! »
(1) À croissance constante, autour de 1,5 %.
(2) Selon l’Insee, 22,3 millions de personnes seraient âgées de 60 ans ou plus contre 12,6 millions en 2005.
(3) « Vingt ans de réformes des retraites : quelle contribution des règles d’indexation ? », Anthony Marino, Insee analyses, n° 17, 15 avril 2014.
(4) Impôt proportionnel acquitté sur tout revenu, augmenté de 1,7 point en 2018.
2/ Faudra-t-il travailler plus longtemps ?
Dans un système où chacun collectionne des points tout au long de sa vie, rien n’oblige en théorie à fixer un âge de départ. Chacun pourrait solder sa retraite lorsqu’il estime avoir assez de points en poche pour prendre le large. Le régime resterait automatiquement à l’équilibre par un ajustement de la valeur du point, si la somme des cotisations engrangées venait à baisser trop fortement.
Sauf que les études ont démontré que le repère symbolique de l’âge de départ joue un rôle crucial. Notamment parce qu’il est le seul repère compréhensible, pour le commun des mortels, et parce qu’il est la seule chose qui paraît certaine dans un système où tout semble précaire et mouvant. « La crainte que nous avons, c’est que les gens partent trop tôt », indique un membre de l’équipe Delevoye. Le risque est que des retraités voient ainsi leur pension fortement diminuer et qu’ils viennent grossir les rangs des mécontents ou des allocataires du minimum vieillesse. Pour « protéger les gens contre eux-mêmes » et les inciter à travailler plus longtemps afin qu’ils aient un niveau plus élevé de pension, le gouvernement envisage donc de créer un « garde-fou » en les tenant par le porte-monnaie.
Les processeurs à novlangue ont rapidement surchauffé : « âge pivot », « âge d’équilibre », « décotes », « surcotes »… Tous les mécanismes imaginés visent peu ou prou un allongement de la vie active. In fine, l’âge légal devait être maintenu à 62 ans (et 57 ans pour les fonctionnaires des missions « régaliennes »). Le totem sera donc préservé. Mais il sera totalement vidé de sa substance et coiffé d’un autre âge « pivot » ou « d’équilibre », correspondant à ce qui est aujourd’hui l’âge de départ à taux plein. Au-dessus de cette seconde borne, à 64 ans, une « surcote » serait accordée aux retraités. Au-dessous, ce pourrait être la « décote ». Une politique de la carotte et du bâton qui reste l’objet d’intenses négociations entre l’équipe Delevoye, les syndicats et le gouvernement.
La CFDT, unique soutien de poids du gouvernement dans son projet, en fait un casus belli. La centrale jure qu’elle combattrait la réforme si le gouvernement s’aventurait à manier trop durement le bâton. Tout simplement parce qu’elle se sent incapable d’aller « sur le terrain » défendre la réforme si elle était perçue comme régressive. Elle pointe notamment « l’injustice » que constituerait un âge pivot identique pour tous, étant donné que certains salariés commencent leur carrière bien plus tôt que d’autres et devraient donc cotiser plus longtemps pour échapper aux décotes.
La CGT, qui combat frontalement le projet Delevoye, fait remarquer qu’un allongement de la durée de travail dans un contexte de chômage de masse contribue à propulser toujours plus d’actifs vers le chômage, voire vers les minima sociaux. Le taux d’emploi des seniors est déjà particulièrement bas : à peine un Français sur deux se trouve en emploi au moment de partir à la retraite en 2019 (1).
Les chiffres de la Sécurité sociale démontrent aussi que l’allongement des carrières s’est accompagné d’un allongement de la durée des arrêts maladie. Les seniors auraient en effet tendance… à tomber malade et à rester souffrants plus longtemps que la moyenne. C’est même l’un des principaux facteurs expliquant l’aggravation de l’état des finances de la branche arrêts de travail de la Sécu.
Mais le sort des seniors en âge de travailler reste un grand impensé du gouvernement, qui oriente sa politique en faveur des actifs les plus employables (mesure de soutien aux salariés modestes au détriment des retraités, flexibilisation du marché du travail, sanction contre les chômeurs, baisse des indemnités chômage, etc.). Les opposants à sa réforme des retraites soulignent donc que l’amélioration de l’emploi et des conditions de travail des seniors demeure un angle mort des politiques sociales de ces dernières années.
(1) Source : Drees, échantillon interrégimes de cotisants (EIC) 2013.
3/ Qui pilotera le futur régime ?
La valeur du point sera-t-elle déterminée par une formule comptable froidement bureaucratique ou par consensus, au sein d’un comité pluraliste de pilotage ? Le gouvernement veut mettre sur pied un système facile à « piloter », manière détournée de dire qu’il veut pouvoir systématiser les mesures d’économies. Mais cette réforme serait dangereuse si elle devait s’accompagner d’une reprise en main du régime par l’État. Cela confierait un pouvoir considérable au gouvernement pour piocher dans une masse budgétaire et bidouiller au gré des vents financiers. Il est donc crucial que le pilotage intègre les représentants des salariés.
C’était l’une des « lignes rouges » de la CFDT et une concession que Jean-Paul Delevoye semblait prêt à faire. Il s’agit, assurait-il quelques jours avant la présentation de ses préconisations, d’« un élément déterminant de la confiance ». Le haut-commissaire penche donc pour « une gouvernance tripartite, associant les partenaires sociaux, l’État et les parlementaires », écarte catégoriquement une « étatisation » du régime et incline vers la création d’un conseil d’administration pluraliste de la future caisse unique, où pourront siéger des citoyens tirés au sort.
L’enjeu est particulièrement technique. Il s’agit de savoir selon quel équilibre des pouvoirs et suivant quelles formules de calcul sera déterminée la valeur du point, réévaluée chaque année pour mettre le système à l’équilibre. Le point aura même deux valeurs à déterminer : sa valeur d’achat, pour les actifs qui cotisent tout au long de leur carrière, et sa valeur « de service », pour les retraités qui convertissent leurs points en euros. Les futurs pilotes du régime pourront donc jouer sur ce qu’un point coûte et sur ce qu’il rapporte.
L’implication des syndicats serait un gage minimum de confiance dont le gouvernement aura du mal à s’affranchir totalement s’il veut convaincre de ses bonnes intentions. « Le pilotage et l’intégration de l’espérance de vie [dans le calcul de la valeur du point] ne doivent pas se faire par un coefficient bureaucratique. On ne manipule pas le montant des retraites comme le thermostat de la chaudière », prévenait-on à la CFDT avant la publication du rapport Delevoye.
Mais il reste peu probable que les syndicats aient la main sur le niveau des cotisations, verrou fondamental qui détermine la marge de manœuvre sur le volet « dépenses » du régime, c’est-à-dire le niveau de vie des retraités. « Les grands objectifs stratégiques resteront fixés par l’État, car ce sont des positions politiques », euphémisait Philippe Laffon, bras droit de Jean-Paul Delevoye, quelques mois avant la remise du rapport.
Un autre énorme enjeu de gouvernance réside dans la phase de transition, pour la mise sur orbite du futur système. Deux options étaient envisageables, pour gérer le grand virage, prévu pour 2025, et prendre en compte dans le futur système les droits accumulés par les salariés dans l’ancien système. Soit l’actuel régime perdure et se purge lentement jusqu’à ce que le dernier salarié ayant cotisé en trimestres parte à la retraite, à l’horizon 2068. Soit les droits accumulés dans le régime actuel sont « soldés » dès 2025 et les semestres cumulés sont convertis en points et versés à l’actif des salariés dans le nouveau système. Cette seconde option, privilégiée par Delevoye, ouvre une phase de négociation particulièrement périlleuse. Les arbitrages qui seront faits lors de cette bascule revêtent d’importants enjeux financiers et impacteront fortement la future retraite des actifs d’aujourd’hui. Il faudra par exemple déterminer combien de points seront accordés à un fonctionnaire à mi-carrière, en remplacement de ses semestres cotisés depuis sa prise de poste, sachant que la valeur de ses droits, dans le système actuel, n’est estimée qu’au moment du départ en retraite, sur la base de ses six derniers mois de salaire.
4/ Un système par points est-il plus inégalitaire ?
L’argument est largement déployé : le futur régime « unique » serait plus égalitaire. Ce raisonnement est fondé notamment sur la suppression des régimes spéciaux, qui va mettre tous les salariés à la même enseigne, indépendamment des spécificités de leurs missions et conditions de travail. Cela ressemble donc à un nivellement par le bas.
Dans le détail, l’analyse de la réforme est bien plus complexe, car le gouvernement devra recréer chaque mécanisme de solidarité existant aujourd’hui : délivrer des points supplémentaires pour les périodes d’inactivité (chômage, maternité…) ou la pénibilité.
Le haut-commissaire Delevoye a annoncé que l’enveloppe dédiée aujourd’hui à la solidarité (60,9 milliards d’euros en 2016, soit 22,6 % des pensions) ne bougera pas « en masse budgétaire ». C’est donc dans le détail, point par point, qu’il faudra examiner si le compte est bon. Et si le futur système ne reproduit pas les injustices du système actuel. Par exemple, le cas ubuesque des « avantages familiaux » accordés aux salariés ayant des enfants. Ils sont aujourd’hui proportionnels aux pensions. Leur montant est donc plus élevé pour les retraités riches – un enfant de riche rapporte donc plus de points qu’un enfant de pauvre – et ce sont les hommes qui en bénéficient en majorité, car les femmes, qui connaissent des carrières plus hachées, cotisent et perçoivent moins. Une double peine.
Ce qui est certain, c’est que le changement de système fera des gagnants et des perdants. Les fonctionnaires figureront dans la seconde catégorie, car leur retraite représente aujourd’hui 75 % de leur salaire des six derniers mois. Un calcul avantageux destiné à compenser des salaires bas. Dans le régime par points, l’ensemble de la carrière comptera, ce qui devrait diminuer fortement leur pension, même si les primes doivent être intégrées dans le calcul afin de limiter les dégâts. Les plus lourdement touchés seront les profs, qui perçoivent très peu de primes, ont des salaires peu élevés et commencent à cotiser tardivement. « La chute de leur pension est estimée à 30 %, alors qu’il y a déjà une crise des vocations », s’alarmait l’économiste André Masson, lors d’une table ronde sur la réforme, organisée par l’OFCE.
Un autre point particulièrement sensible concerne les pensions de réversion pour les veufs ou divorcés (elles représentent 11 % de l’ensemble des pensions). Un quart des pensionnaires sont concernés et le futur régime devra recréer des mécanismes pour remplacer cet outil de rattrapage des inégalités femmes-hommes. En 2015, les retraitées touchaient en moyenne 25 % de moins que les hommes, au lieu de 40 % si elles n’avaient droit qu’à leur pension directe.
Plusieurs analyses se sont également penchées sur l’effet qu’un basculement vers un système de cotisation « dès le premier euro » aurait sur la solidarité interprofessionnelle. Certaines démontrent que les plus bas salaires seraient gagnants avec le nouveau mode de calcul. Le système actuel est en effet désavantageux pour les personnes qui travaillent de manière très morcelée aujourd’hui. Au-dessous de 150 heures de travail (l’équivalent d’un tiers-temps) payées au smic par trimestre, le salarié ne cotise pas. Ces anciens travailleurs pauvres ne survivent donc à la retraite que grâce au « minimum contributif » (636 euros) ou au « minimum vieillesse » (870 euros). Dans le futur système, les salariés cotiseront dès le premier euro de salaire, sans minimum. La retraite de ces travailleurs très précaires sera donc rehaussée. Mais ces hausses de pension ne leur permettront pas de dépasser les minimums contributif et vieillesse, et leur niveau de vie ne s’améliorera donc pas d’un centime, sauf si l’économie réalisée sur les caisses dédiées à ces minimums leur est restituée sous la forme, par exemple, d’une augmentation du minimum vieillesse. Peu probable.
Dans un système par points en revanche, les carrières morcelées seront désavantagées. Les périodes de creux compteront désormais, alors que seules les vingt-cinq meilleures années entraient jusqu’à aujourd’hui en ligne de compte. C’est particulièrement vrai pour les femmes qui s’arrêtent pour élever leurs enfants.
L’autre bémol est une nouvelle fois celui du carcan budgétaire. Si les cotisations sont plafonnées, toute nouvelle redistribution devra être financée par une baisse des pensions des cadres et des hauts revenus. Si tant est que cela soit politiquement possible de leur faire assumer de lourdes pertes, cela pourrait avoir comme conséquence un regain d’intérêt des retraites par capitalisation : ils cotiseraient de leur côté à une caisse privée. Il est également probable que le phénomène renforce la spéculation immobilière, avec un réflexe encore plus fort d’investir dans la pierre en prévision de ses vieux jours.
Dans un contexte de paupérisation générale des retraités, ce mouvement en faveur des retraites par capitalisation pourrait s’accentuer dans toutes les entreprises par une aspiration croissante des salariés à faire naître des caisses de retraite d’entreprise ou de branche professionnelle. Il n’est plus, dès lors, question de solidarité interprofessionnelle. Et nous serions loin de l’objectif de simplification affiché, prévient l’économiste Philippe Askenazy dans une tribune publiée par Le Monde : « Une telle privatisation rampante risque de faire passer la cohabitation actuelle d’une quarantaine de régimes de retraite à celle de milliers de régimes différents ! »