Libre-échange : la fuite en avant
Les accords de la Commission européenne en Amérique du Sud et avec le Vietnam accélèrent la mondialisation du commerce, en totale contradiction avec les promesses en matière climatique.
dans l’hebdo N° 1560 Acheter ce numéro
Les eurodéputés fraîchement élus n’ont pas encore pris leurs quartiers au Parlement que la Commission européenne vient de rouvrir le placard des dossiers explosifs, gelés le temps de la campagne électorale. On y trouve notamment une litanie d’accords commerciaux à la sauce libérale particulièrement corsée, négociés aux quatre coins du monde et au pas de course par la Commission sortante.
Le plus explosif d’entre eux a été dégoupillé le 28 juin : un accord commercial conclu avec les quatre pays d’Amérique du Sud (Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay) formant le Mercosur. Vingt ans après le début des négociations, la Commission ouvre ainsi la voie à la naissance d’une zone de libre-échange couvrant un cinquième de l’économie mondiale, avec un président d’extrême droite climatosceptique en poste au Brésil, qui, s’il se maintient officiellement dans l’accord de Paris sur le climat, multiplie les décisions en complète contraction avec les objectifs qu’il consigne : accélération de la déforestation en Amazonie, relance des projets miniers, annulation de la COP 25 prévue au Brésil en 2019, etc. Jair Bolsonaro a également enchaîné les attaques contre les droits de minorités indigènes. « Nous devrions être en train d’envisager des sanctions internationales contre Jair Bolsonaro, en raison des dérives actuelles de sa politique, et nous lui accordons au contraire de nouveaux avantages commerciaux en se félicitant qu’il ne quitte pas formellement l’accord de Paris », s’indigne Mathilde Dupré, de la Fondation Veblen.
Deux jours avant cette annonce, la Commission européenne signait un autre accord du même acabit avec le Vietnam. À quoi il faut ajouter le traité en application avec le Canada (Ceta), deux accords, l’un appliqué avec le Japon et l’autre ratifié avec Singapour en février 2019, la reprise des négociations avec les États-Unis en avril et l’intensification des discussions avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande.
Tous ces accords ont en commun de conjuguer les efforts pour intensifier les échanges commerciaux. Comme dans un calcul d’épiciers à l’échelle planétaire, l’Europe a négocié des ouvertures pour ses voitures, ses produits pharmaceutiques, son vin et 357 indications géographiques reconnues, en échange d’une plus grande porosité de ses frontières aux produits agricoles de ses partenaires. Les producteurs bovins brésiliens auront de nouveaux quotas d’exportations vers l’Europe (1), ce qui fait cauchemarder les agriculteurs français.
Ces textes négociés dans le plus grand secret ont également en commun de reléguer les enjeux environnementaux à des chapitres symboliques, sans aucune mesure contraignante. L’accord annoncé avec le Mercosur n’échappera pas à cette règle : « Les chapitres développement durable ne sont pas contraignants et les fuites qui se sont multipliées ces dernières semaines ne faisaient état d’aucune clause climatique », rapporte Samuel Leré, de la Fondation pour la nature et l’homme (FNH). Nicolas Hulot, l’ex-ministre d’Emmanuel Macron, a lui-même usé de mots forts, dans Le Monde du 2 juillet, pour dire son « ras-le-bol […] [d’]arrondi[r] les angles » et son rejet catégorique de tous les traités de libre-échange, qui « sont la cause de toute la crise que nous vivons ».
Mais la société civile est désarmée sur ces dossiers particulièrement opaques, pour lesquels le vote des Parlements nationaux n’est souvent pas nécessaire, car le commerce est une compétence exclusivement européenne. Ce sera le cas pour l’accord conclu avec le Vietnam, comme ça l’a été pour celui avalisé avec le Japon (2), qui instaurait la plus grande zone de libre-échange au monde.
Selon les informations glanées par les ONG, le Mercosur devrait suivre une procédure différente et passer par une ratification des vingt-sept Parlements nationaux (3). Une épreuve qui s’annonce particulièrement périlleuse pour la majorité macronienne, au regard des réactions hostiles que l’annonce de la conclusion de l’accord a soulevées en son sein même. Le ministère français de l’Agriculture, contacté par Politis, indique vouloir nommer une « commission d’analyse pour vérifier si l’accord respecte [les] conditions » particulièrement fermes fixées par le ministre devant le Sénat. Le 16 mai dernier, Didier Guillaume avait assuré que la France s’opposerait à cet accord « parce qu’il se fera au détriment de notre agriculture et de l’accord de Paris ».
Malaise également chez les transfuges écologistes recrutés par La République en marche (LREM) pour les européennes : Pascal Canfin juge que le vote des eurodéputés LREM « n’est pas acquis » et son compagnon d’infortune Pascal Durand a évoqué, le 29 juin, un « jour funeste ». Ils ont été rejoints dans leur marasme par le député LREM Jean-Baptiste Moreau et l’ex-En marche Matthieu Orphelin. Ce dernier juge l’accord avec le Mercosur « pire que le Ceta », au regard du scandale de la déforestation en Amazonie. Tous dénoncent, avec leurs mots, un passage en force de la Commission sortante.
Emmanuel Macron a tenté de sauver les apparences, en doublant la ration de promesses : une « évaluation indépendante » devra analyser ce texte, qui n’en est qu’au « stade préliminaire », a-t-il notamment promis. Loin de l’enthousiasme de Jean-Claude Juncker, le futur ex-président de la Commission, qui saluait le 29 juin la conclusion d’un « accord réellement historique ».
Mais le plus urgent reste la ratification du Ceta, l’accord UE-Canada, qu’Emmanuel Macron vient de programmer pour le 17 juillet, à la faveur de la session parlementaire extraordinaire. Lui aussi semble subitement pressé d’accélérer un temps législatif jusqu’ici figé pour ce dossier. La société civile devait enclencher le 2 juillet la mobilisation en publiant une lettre ouverte, notamment pour convaincre les marcheurs les plus sceptiques de joindre les actes à la parole. Mais la majorité ne semble pas fragilisée sur ce texte, même si l’élection probable en octobre au Canada de conservateurs opposés à l’accord de Paris a de quoi gêner aux entournures la frange de la majorité qui veut encore croire possible une politique « en même temps » écologique et libérale.
(1) 99 000 tonnes de bœuf avec 7,5 % de taxe.
(2) Lire Politis n° 1491 du 21 février 2019.
(3) L’accord ne comprend pas de volet investissement et de mécanisme d’arbitrage entre investisseurs et États (ISDS), mais un accord de partenariat de nature politique, non exclusivement commerciale, serait intégré en son sein, ce qui contraint la Commission à faire procéder à un vote.