Menus souvenirs…
Partie intégrante de l’éducation, la transmission culinaire s’est longtemps exercée sous le regard maternel. Elle emprunte aujourd’hui d’autres relais et prend d’autres formes.
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Affaire définitivement entendue. Ou cliché tenace : la transmission culinaire tient à la famille et plus précisément à la figure maternelle. C’est l’histoire d’un livret de recettes à carreaux qui passe de mains en mains, un cahier taché de graisse, de jus, corné et recorné, garni de notes, de remarques, d’astuces, où se glissent quelques feuilles volantes annotées, des bribes de phrases, des mots bruts, des chiffres, des listes de produits. Une vie matérielle et gourmande. Et toute une mémoire vivante.
Plus qu’un livret de recettes, c’est aussi une histoire de fragrances, de parfums qui s’élèvent dès le matin, vont, viennent, un catalogue de gestes, de tours de mains, de menus détails, d’habitudes qui exigent du temps, de la patience, de l’observation, de la contemplation parfois. Avant de former un patrimoine génétique alimentaire. La transmission, c’est le récit d’un retour aux origines, dans les arcanes de l’apprentissage, le récit du « re ». Refaire, revoir, après avoir regardé.
Dans l’une des dernières enquêtes sur la transmission culinaire (Ifop, 2015), plus d’une personne sur deux a appris à cuisiner avec quelqu’un. Sans surprise, cette « personne est majoritairement la mère » (41 %), loin devant la grand-mère (7 %) et le père (5 %). Logique quand on sait que, dans les foyers, 64 % des femmes cuisinent au moins une fois par jour – selon l’Insee, elles consacrent quotidiennement quatre-vingt-dix minutes de plus que les hommes aux tâches ménagères.
« Enfant, la cuisine de la mère fait partie du foyer, de l’intime, de la sphère familiale, souligne Jacky Durand, critique gastronomique à Libération et à France Culture, qui vient justement de publier un roman autour de la transmission (1). Il ne faut jamais oublier que manger est l’un des premiers actes du nourrisson. Bien avant la transmission articulée par le langage, la nourriture établit un rapport sensuel, affectif avec la mère qui, à mon sens, subsiste toute la vie. » Si l’apprentissage continue à se faire par et pour les femmes, de mère à fille, la différence tend à s’atténuer, avec une transmission qui s’opère (enfin) de plus en plus vers le fils.
Au passage, on peut rappeler cette réalité édifiante dans la haute gastronomie : sur dix grands chefs, neuf répondent que la cuisine est « venue par maman ». De Michel Bras à Olivier Roellinger. La grand-mère n’est jamais très loin (Alain Passard). C’est que, poursuit Jacky Durand, « la mère transmet un univers olfactif, sentimental, autour de la cuisine, avant même l’apprentissage auprès de chefs, qui pour moi tient davantage de la technique culinaire ». Un univers qui ne s’efface pas. Dans ce bottin gourmand, dans lequel Pierre Gagnaire est une exception (initié par son père, lui-même cuisinier), au-delà de l’apprentissage maternel, on peut lire une manière de vouloir (re)trouver la mère à travers la cuisine, et de la dépasser, toujours à travers la cuisine – à défaut de tuer le père.
Cuisine juive ou pied-noire
En attendant de mettre les petits plats dans les grands, la transmission, toujours selon l’étude Ifop, se porte sur les mets traditionnels tels que le bœuf bourguignon et la blanquette de veau (22 %), les desserts (15 %) comme la fameuse tarte aux pommes ou au citron, les plats basiques (11 %) que sont la ratatouille, les gratins ou les pâtes à la bolognaise, et encore les plats typiques de régions ou de pays (15 %), significatifs d’un métissage culinaire. Naturellement, dans la mesure où toute migration s’accompagne d’un fort bagage culinaire. On arrive sur une terre avec sa langue, mais aussi chargé d’une gestion mémorielle de la casserole.
Dans ce sens, la cuisine juive est tout entière histoire de transmission, un hymne aux racines, aux mondes disparus et à l’identité, dans une relation non figée mais essentiellement dynamique. D’intégration en assimilation, une façon d’ingérer l’environnement pour en faire une part active de sa propre construction, une part recomposée mais fidèle, respectueuse, amoureuse. Avec ses lois diététiques, ses coutumes, ses valises culinaires, traduisant le cheminement de la diaspora. De l’ancienne Bagdad à l’Espagne médiévale, de l’Empire ottoman à l’Europe de l’Est, de Salonique à Boukhara… Avec un pied de nez évident dans cette cuisine « passe-muraille », puisqu’elle fait fi de tous les ghettos. Les deux grands axes de l’histoire juive, la tradition ashkénaze et la sépharade, témoignent de la même manière de l’élaboration d’un champ culturel du goût qui se transmet, devenant lui-même une part d’héritage. Des herbes amères à la carpe farcie, des artichauts à la romaine au caviar d’aubergine.
Il y aurait un équivalent assez parlant dans cette histoire de transmission : celle de la cuisine pied-noire. Une cuisine méditerranéenne riche d’influences, d’apports entre terre et mer, inscrite dans la pérennité comme ultime lien (mais jusqu’à quand ?) d’une génération l’autre, conviviale et fière dans la défaite intime. Des plats au four transpirant le cumin, la coriandre, le clou de girofle et le ras-el-hanout au couscous ; de la paella aux poivrons marinés ; du pain frotté à l’ail à la ratatouille, jusqu’à la mouna, cette fameuse brioche à la fleur d’oranger. Une cuisine conservant une familiarité avec des goûts, des recettes et des plats qui viennent d’une autre vie, relient au souvenir ou plus indirectement encore à l’origine, gardant le fil des espaces intérieurs hantés par les mères et les grands-mères, persistant comme l’image rétinienne au fond du regard ou le titillement du sel sur le bout de la langue.
Fidélité, nostalgie, don de ce qu’on a reçu, éducation au goût sont autant d’ingrédients dans la transmission. Et si les femmes demeurent maîtresses du jeu, on observe également, dans l’enquête de l’Ifop déjà citée, que cette transmission est différente aujourd’hui entre les parents : les mères enseignent davantage des « recettes simples à réaliser » ou « traditionnelles », des « techniques de base », des « tours de main », tandis que les pères, qui ont la part belle, sont plus voués à « apprendre à reconnaître ce qui est bon », à savoir « choisir les aliments » suivant leur fraîcheur, leur maturité et la saison. Dans le même esprit, on relève que les femmes relient la cuisine à « la nécessité » et les hommes à « un moment de partage et de convivialité ». C’est là toute la différence entre une cuisine quotidienne et celle des occasions particulières. Ce qui fait dire à Olivier Roellinger, scalpel de mage aux fourneaux de Cancale, que « la cuisine maternelle sera toujours supérieure aux autres parce que la mère cuisine et nourrit “gratuitement”, sans rien attendre en retour, dans un acte d’amour ». Et qu’est-ce que la cuisine, sinon un acte d’amour ?
Blogs culinaires
Autre enseignement : les mères entendent transmettre leurs connaissances d’abord à leur fille, dans 35 % des cas contre 26 % à leur fils. Mais, quand on aborde les 18-34 ans, la volonté de transmettre ne fait pas de différence entre un fils et une fille : on transmet à son enfant. C’est aussi dans ces tranches d’âge que l’éducation à la bonne chère et à la façon de cuisiner est une affaire partagée par les mères et les pères.
La passation des savoirs est aujourd’hui en évolution. Après la famille, le support papier et Internet, voire les ateliers de cuisine, sont les principales sources d’apprentissage (dans une moindre mesure, les émissions de cuisine à la télévision. Et pour cause : ces programmes restent dans l’écume des choses, la spectacularisation et non la transmission). Un Français sur deux déclare avoir appris par lui-même. Rien d’étonnant quand on recense le nombre de blogs culinaires, par milliers, qui occupent le web. C’est là une autre forme de transmission, d’éducation au goût, dans un autre rapport aux sens et au temps, à une époque où la dématérialisation l’emporte. Loin des complicités au-dessus d’un cul-de-poule ou du feu, de la patience et du regard.