Total, géant aux pieds sales
Six associations ont mis en demeure le pétrolier pour non-respect du devoir de vigilance et violations des droits humains en Ouganda.
dans l’hebdo N° 1560 Acheter ce numéro
Au cœur de la région des Grands Lacs africains, dans le parc naturel de Murchison Falls, un énorme projet émerge du sol ougandais. Six champs pétroliers, 419 puits, 34 plateformes, 200 000 barils par jour… Son nom : Tilenga. S’il n’en est pour le moment qu’à la phase d’exploration, ce projet comprend toutes les infrastructures nécessaires à l’extraction et au transport de l’or noir, c’est-à-dire une usine de traitement, un oléoduc jusqu’à la raffinerie puis un autre, l’East African Crude Oil Pipeline (Eacop), long de 1 445 kilomètres et chauffé pour traverser l’Ouganda et la Tanzanie jusqu’à l’océan Indien.
Le 24 juin, deux associations françaises (les Amis de la Terre et Survie) et quatre ougandaises (Afiego, Cred, Navoda et Nape) ont décidé de mettre le géant pétrolier français en demeure en s’appuyant sur la loi sur le devoir de vigilance des multinationales, adoptée en mars 2017. Celle-ci impose aux sociétés mères de surveiller les effets de leurs activités et de celles de leurs filiales, sous-traitants, fournisseurs… « Total est une entreprise emblématique de la Françafrique, régulièrement accusée de graves pollutions, de violations des droits humains, de corruption, d’évasion fiscale, mais sans jamais être mise devant ses responsabilités ! La loi sur le devoir de vigilance nous donne enfin une occasion pour que cette entreprise réponde de ses actes », résume Pauline Tétillon, coprésidente de Survie, une association militant pour l’« assainissement » des relations franco-africaines.
Les associations ont constaté des violations des droits humains commises par la filiale de Total et pointent de nombreuses « lacunes » et « insuffisances » du second plan de vigilance du pétrolier, publié dans son rapport annuel 2018, et qui ne tient qu’en quelques pages pour les 900 filiales du groupe. « Selon la loi, nous devrions y trouver beaucoup plus d’éléments concrets sur les risques. Par exemple, que l’Ouganda est un pays autoritaire, ou que tel projet occasionnera des déplacements de populations et une crise alimentaire, détaille Juliette Renaud, responsable de campagne sur la régulation des multinationales aux Amis de la Terre. Or le plan ne mentionne que les grands enjeux (le travail des enfants, l’eau…) sans montrer les liens avec les projets. » En effet, ce plan de vigilance doit comprendre une cartographie précise des risques environnementaux ou sur les droits des populations, et surtout des mesures pour atténuer ou prévenir ces risques.
L’objectif de cette mise en demeure est double : obliger Total à compléter son plan de vigilance « au-delà des déclarations de bonnes intentions » et obtenir une mise en œuvre effective. « Les responsables ont trois mois pour répondre. Si la réponse se fait attendre ou n’est pas satisfaisante, le juge des référés de Nanterre sera saisi », précise Julie Gonidec, avocate de Survie. Du côté de Total, on attendait de recevoir l’intégralité du dossier pour le commenter, mais on signale avoir « proposé une rencontre aux Amis de la Terre à deux reprises ces dernières semaines suite aux préoccupations qu’ils exprimaient dans les médias » et n’avoir reçu « aucune réponse de leur part à ces propositions ».
Pour étoffer leur dossier, les associations ont longuement enquêté sur place et recueilli des témoignages. Sur le plan écologique, outre l’aberration climatique qu’il incarne, le projet Tilenga endommagerait durablement le parc naturel national de Murchison Falls et des zones humides précieuses qui abritent des espèces rares d’oiseaux. « Ce projet affectera le Nil ainsi que le lac Albert, que l’Ouganda partage avec la République démocratique du Congo. Nous voulons empêcher Total de poursuivre ses travaux, qui auront un impact sur l’eau, l’agriculture et le tourisme. Six millions de personnes vivent de la pêche et de l’agriculture dans cette région », indique Dickens Kamugisha, avocat et directeur d’Afiego, présent lors d’une conférence de presse à Paris.
À ce stade du projet, les violations des droits humains liées à l’acquisition des terres sont les plus immédiates. Plus de 7 000 personnes ont déjà perdu leur habitation ou leurs terres pour la construction de la raffinerie et se sont vu interdire de cultiver leurs champs avant même d’avoir perçu une compensation financière. Des pratiques contraires aux engagements pris par Total et à la Constitution ougandaise, et une indemnisation de toute façon sous-évaluée. Les habitants déjà précaires sont encore plus fragilisés là où s’accumulent la faim, la déscolarisation et les difficultés d’accès aux soins.
Sur place, les tensions sont loin de s’apaiser, tant pour les habitants que pour les associations. Un poste de « police pétrolière » a été mis en place à l’entrée du site afin de protéger les futures installations. Pour le moment, ces officiers ougandais servent essentiellement à mettre la pression sur les habitants, notamment en accompagnant les responsables de Total lorsque vient l’heure de « négocier » en vue de l’expropriation. « Nous avons essayé de dialoguer avec les gens de Total avant que l’étude d’impact ne soit approuvée. Ils nous ont ignorés, tout comme le gouvernement. Nous ne savons toujours pas quelles compensations sont prévues pour les milliers de personnes déplacées, raconte Dickens Kamugisha. Sur place, c’est très tendu. Quand on commence à mettre la pression, on devient des cibles : nos bureaux ont été attaqués la nuit, nos ordinateurs ont été pris, parfois on nous empêche de sortir de nos bureaux… La police affirme qu’il ne s’est rien passé alors qu’une douzaine d’associations sont concernées ! » L’avocat ougandais place beaucoup d’espoir dans la justice française.
L’ombre des tribunaux n’a pas fini de planer sur Total. Le 18 juin, quatorze collectivités et quatre associations (Sherpa, Notre affaire à tous, les Écomaires et ZEA) mettaient également le groupe en demeure pour « manquement au devoir de vigilance en matière climatique ». Il y a un an, Greenpeace France, France nature environnement (FNE), FNE Provence-Alpes-Côte d’Azur, FNE 13, la Ligue de protection des oiseaux Paca et les Amis de la Terre déposaient un recours devant le tribunal administratif de Marseille contre l’autorisation préfectorale de la raffinerie de Total à La Mède. Une audience devrait se tenir au premier semestre 2020.