Urbanisme : Contre les ogres de béton
Face aux projets d’immenses zones commerciales qui artificialisent toujours davantage de terres agricoles et menacent la biodiversité, citoyens et riverains se mobilisent, déposent des recours en justice et élaborent des projets alternatifs.
dans l’hebdo N° 1562 Acheter ce numéro
Il y a cinquante ans, des mastodontes de béton sortaient du sol pour s’ancrer dans les habitudes des Français : les centres commerciaux. C’était l’époque des Trente Glorieuses, du boom démographique, de la croissance économique sans limite apparente, de la voiture reine. Celle aussi de la transformation des citoyens en consommateurs avec l’importation des malls états-uniens, symboles de l’American Way of Life. En mars 1969, Englos-Les Géants, un hypermarché Auchan, s’implantait à la périphérie de Lille avec une nouveauté de taille : une galerie marchande ! Quelques mois plus tard étaient inaugurés CAP 3000 à Saint-Laurent-du-Var – ainsi baptisé non en l’honneur de l’an 3000, mais du nombre de places de parking – puis Parly 2, intégré dans une résidence de cinq mille logements luxueux, près de Versailles. L’histoire raconte que les promoteurs, Robert de Balkany et Jean-Louis Solal, ont acheté les 270 hectares de la ferme des sœurs Poupinet en leur promettant la construction d’une église. Ils ont seulement réussi à ériger un temple de la consommation, qui a fait de nombreux petits : Rosny 2, Vélizy 2, Évry 2, la Part-Dieu à Lyon…
Un demi-siècle plus tard, les mentalités et les modes de consommation ont changé, notamment avec les achats en ligne et l’arrivée du drive. Une étude de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo) d’octobre 2018 indique que les Français ont réduit leur fréquentation des espaces commerciaux. « La bonne nouvelle, contre-intuitive, est que les commerces des petites villes et des bourgs échappent à cette tendance […]. L’avenir de l’urbanisme commercial s’écrira à travers la fermeture de certains mètres carrés de surfaces commerciales qui n’auront pas su faire leur mue », conclut l’observatoire.
« Il faut arrêter de créer des zones à urbaniser et faire un audit des zones urbanisées pour identifier celles qui doivent redevenir agricoles et naturelles. C’est un choc de simplification ! » décrypte Tanguy Martin, médiateur foncier pour Terre de liens, association née pour préserver le foncier agricole et aider à l’installation de nouveaux agriculteurs biologiques.
En 2018, les commissions départementales ou nationale d’aménagement commercial (CDAC/CNAC) ont donné leur feu vert à 1,33 million de mètres carrés (133 hectares), principalement autour des grandes métropoles. Un chiffre en baisse constante, mais la plupart des dossiers concernent des créations ex nihilo, et 3 millions de mètres carrés autorisés sont en projet. Pendant ce temps, de nombreux centres-villes se transforment en déserts, et ce qui reste de terres agricoles en pâtit.
Sols à sauver
Selon le dernier bilan de l’Observatoire national de la biodiversité, plus de 500 000 hectares de sols ont été bétonnés entre 2006 et 2015. Le rapport glaçant de la Plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) sur l’effondrement du vivant à l’échelle mondiale a identifié l’artificialisation des sols comme une des cinq grandes menaces pour la biodiversité. Pourtant, depuis le Grenelle de l’environnement de 2007, qui a inscrit la lutte contre l’artificialisation dans la loi, plusieurs politiques françaises s’y sont attelées.
« C’est à partir des années 2000 et surtout depuis 2010 que la lutte contre l’artificialisation est progressivement devenue un objectif à intégrer dans les documents d’urbanisme. Les schémas de cohérence territoriale (Scot) sont renforcés depuis la loi Alur de 2014 […] et doivent comprendre une évaluation prospective des besoins d’urbanisation, et la consommation d’espace doit être justifiée. Toutefois, il est difficile d’en déduire des effets sur la consommation réelle d’espace et, à notre connaissance, il n’existe pas d’étude sur le sujet », analyse Alice Colsaet, doctorante à l’Institut du développement durable et des relations internationales (Iddri), dans son étude publiée en février (1).
Plus récemment, le plan biodiversité de Nicolas Hulot a renouvelé l’objectif de « zéro artificialisation nette »… sans date butoir. « Le terme “nette” brûle les doigts car il implique l’idée de la compensation. Or on ne sait pas transformer un espace bétonné en espace agricole ! Seules les anciennes carrières peuvent être renaturées et revenir à l’agriculture pour du pâturage, précise Tanguy Martin. Ces mesures de compensation seraient acceptables pour les dérogations liées aux logements sociaux en zone tendue, mais elles devront être très restrictives et ne pas être financières pour évacuer toute monétisation de la nature. »
Pour le moment, le gouvernement se félicite d’avoir mis en place un Observatoire national de l’artificialisation des sols. « Il faut que les projets en cours soient gelés en attendant les résultats de cet inventaire, déclare Véronique Marchesseau, secrétaire générale de la Confédération paysanne. Pour atteindre cet objectif de zéro artificialisation des terres, il faut étudier comment utiliser les friches du territoire et redonner tout son sens à la notion d’utilité publique ! »
Jacques Ehrmann, président du Conseil national des centres commerciaux (CNCC), tenait à rappeler dans Les Échos en avril dernier que « 20 % des centres commerciaux sont implantés en centre-ville », mais précisait que « ce qui est révolu, en revanche, c’est le temps des galeries marchandes en plein champ, car l’étalement urbain a rattrapé la périphérie ». Quid d’Europacity au milieu des terres fertiles du triangle de Gonesse, devenu l’emblème de la résistance citoyenne à ces ogres de béton ?
Citoyens en lutte
Depuis plusieurs années, Martine Donnette et Claude Diot combattent les rois de la grande distribution accusés de tuer le petit commerce. Ils en ont fait les frais il y a plus de trente ans avec leur boutique Phildar, dans la galerie marchande du Carrefour de Vitrolles (Bouches-du-Rhône). Augmentation du loyer, pressions de l’enseigne, expulsion… Le couple est ruiné. Martine se plonge alors dans les textes de loi et découvre le labyrinthe administratif et juridique de l’urbanisme, mais aussi les tractations politiques à toutes les échelles pour obtenir ces zones commerciales, et maintenant leurs extensions.
Avec son association En toute franchise, le couple sillonne la France et constate avec effroi la transformation des entrées de ville. « C’est d’une laideur ! s’exclame la retraitée. Sur les plans, ils sont obligés de planter des haies. Dans les faits, l’environnement n’est pas du tout respecté, alors que les zones industrielles, par exemple, sont obligées de monter des talus, avec des arbres pour cacher les sites. »
Martine Donnette représente aussi la fédération Des terres, pas d’hypers !, qui réunit des collectifs résistant localement. En Loire-Atlantique, le collectif Terres communes fédère paysans bio, porteurs de projets et habitants du pays de Retz et de Nantes pour s’opposer à des projets de zones commerciales à Sainte-Pazanne, Machecoul, Clisson, Vallet… (lire ici).
Dans un quartier d’Yvré-l’Évêque, près du Mans, dans la Sarthe, l’association Les Riverains et les amis de Béner se battent depuis 2015 contre la zone commerciale de Béner, qui prévoit un Leclerc, un Ikea et un retail park (2) avec 3 200 places de parking, quatre restaurants, une station-service… Près de 21 hectares sur une zone naturelle identifiée comme une coupure verte dans le Scot du pays du Mans, et des terres cultivables. Les opposants ont commencé à cultiver un jardin à défendre (JAD) et à élaborer un contre–projet basé sur le maraîchage.
La résistance doit être globale et solidaire. Chaque jurisprudence obtenue dans un dossier pourra servir dans un autre. « Si on gagne nos procédures, c’est parce que les responsables de ces projets ne respectent pas la loi et trichent sur les PLU [plan local d’urbanisme], les Scot, etc. » s’indigne Martine Donnette. Elle reste persuadée que, si le citoyen était davantage concerné par la protection des terres, les élus n’agiraient pas de cette façon.
La plupart du temps, ce sont de longues années de bataille. Retarder les projets est déjà une petite victoire, car les triomphes sont rares. À Saint-Jean-de-Braye, près d’Orléans (Loiret), Décathlon a finalement abandonné son idée de village sportif qui devait s’implanter sur dix hectares de prairies. Les riverains du Collectif pour un site préservé entre Loire et forêt (SPLF45) ont combattu le projet dès 2011 en obligeant les instances à considérer la zone humide qui se trouvait sous leurs pieds. Dans le Tarn, en revanche, les membres de l’Association albigeoise pour un développement urbain respectueux n’ont pas pu sauver la ferme de la Renaudié, datant du milieu du XIXe siècle, face au bulldozer de Leroy-Merlin, propriété de la famille Mulliez (comme Auchan et Décathlon).
« Quand les élus acceptent ce genre de projets, les agriculteurs se retrouvent en infériorité et pèsent de moins en moins dans les bras de fer, constate Véronique Marchesseau. Ces derniers ont donc besoin d’être soutenus par tous ceux qui croient à un projet de société global prenant en compte les enjeux climatiques, environnementaux et alimentaires. » Et pas ces ersatz d’écologie brandis par quelques centres commerciaux à l’image de Parly avec sa ferme potagère ou sa patinoire écologique sur le toit…
(1) « Artificialisation des sols : quelles avancées politiques pour quels résultats ? » Iddri, février 2019.
(2) Zone d’activité commerciale d’une surface de 3 000 m2 minimum.