Xavier Hamon : « Retrouver le goût de l’émancipation »
Cuisinier, restaurateur et fondateur d’une université des sciences et pratiques gastronomiques, Xavier Hamon pose un regard critique sur le productivisme alimentaire et prône la reconquête d’une nourriture saine.
dans l’hebdo N° 1563-1565 Acheter ce numéro
Des années durant, il a été cuisinier, avant de rompre avec les casseroles pour endosser la blouse d’infirmier en hôpital psychiatrique. Avant encore d’être rattrapé par les démons culinaires et de repiquer aux fourneaux. Restaurateur à Quimper, fondateur de l’Alliance Slow Food des cuisiniers, il a pris aujourd’hui la tête de l’Université des sciences et des pratiques gastronomiques (USPG), à Plouhinec (Finistère). Un établissement qui entend former des cuisiniers et préparer à d’autres métiers de bouche pour retrouver une liberté d’expression en lien avec les producteurs, pêcheurs, maraîchers et éleveurs, de sorte à donner du sens aux métiers de la cuisine. En tenant compte des enjeux et des défis environnementaux, alimentaires, sociaux et économiques.
À la fin du XXe siècle, on prédisait qu’on avalerait bientôt des pilules pour se nourrir. À votre avis, est-ce qu’on mangera mieux en 2050 ?
Xavier Hamon : La prédiction était bonne : on peut se nourrir depuis longtemps de pilules, d’ersatz alimentaires, de compléments synthétiques. Considérer que l’acte de se nourrir se résume à un acte physiologique n’est donc pas nouveau. En 2019, on voit éclore une gamme d’aliments lyophilisés auparavant cantonnés au monde du sport, aujourd’hui vendus avec des arguments « healthy ». Le lyophilisé décomplexé arrive ainsi au bureau et à la maison, mis au point et commercialisé par des cuisiniers très médiatisés. En fait, il s’agit du même projet qu’au début du XXe siècle : réduire le temps passé à s’alimenter, afin d’assurer une plus grande productivité des personnes. Au passage, il est amusant de constater que les industriels de la bouffe « healthy » ont retenu quelques leçons du passé en intégrant dans leur discours les mots « grand chef », « traditions », « produits savoureux » ou « 100 % bio ». Le seul argument hygiéniste ne suffit plus !
Puisque manger est devenu un acte politique conscient, bien manger signifie, selon moi, appréhender la nourriture dans toutes ses dimensions : culturelles, sociales, patrimoniales, artisanales, écologiques, climatiques, migratoires et économiques. Nous pourrons certainement mieux manger en 2050. Mais pour ceux qui auront les moyens d’avoir accès à cette alimentation, bonne, propre et juste. Pour cela, il faudra une sacrée transition.
Que mangiez-vous à 18 ans ? Qui vous a appris à bien manger ?
À 18 ans, j’avais plusieurs régimes alimentaires, selon que j’étais chez moi, à l’école hôtelière ou avec mes copains. À la maison, je mangeais une cuisine familiale nourricière et équilibrée, avec la conviction très forte que la cuisine est un élément de vie sociale important qui permet d’être valorisé pour son savoir-faire. Je sais grâce à la cuisine de ma mère ce qui est sain et équilibré, c’est instinctif. Mais, contrairement à une idée reçue, je ne suis pas sûr que toutes les mères – puisque ce sont elles qui cuisinent en grande majorité – nées après-guerre ont aimé faire à manger dans ce moment d’émancipation important par le travail en dehors de la maison. Certaines amies de ma mère n’étaient pas de grandes cuisinières et ne pouvaient donc pas être reconnues sur ce point-là : il valait mieux avoir d’autres qualités ! En revanche, elles partageaient toutes une connaissance indéniable du milieu rural et un lien avec lui, qu’elles l’aient rejeté ou non.
Pensez-vous qu’on puisse bien manger sans savoir faire un peu de cuisine ?
C’est en tout cas ce que veut nous faire croire le service de livraison Uber Eats avec ses affiches dans le métro parisien : « Zéro minute de cuisine, 45 minutes de cardio » ! Sérieusement, pour bien manger, cuisiner est évidemment nécessaire. Mais cela ne signifie pas forcément y passer deux heures par jour. Il faut cuisiner intelligent, avec des préparations qui peuvent servir à plusieurs repas, apprendre les petits trucs et astuces qui simplifient la vie. Cette reconquête du temps n’est pas limitée à l’acte de manger. Personne ne nous donnera ce temps, il faut le reprendre. Trop de nos concitoyens sont aujourd’hui réduits à un rôle d’opérateur, de bête de somme enchaînant les transports en commun, la voiture, le travail, les enfants, avec des journées qui n’ont plus de sens, sinon celui de contribuer à une économie sans valeur, uniquement tournée vers le profit. Dans ce contexte, notre rapport au temps est essentiel, et cuisiner fait partie de ces petites reconquêtes du quotidien.
Les goûts alimentaires sont souvent imprimés dès l’enfance. Peut-on s’en affranchir ?
Il est sûr que les souvenirs sensoriels liés à l’alimentation déterminent en partie nos goûts futurs. Heureusement, il n’est pas nécessaire d’avoir un palais doué par nature pour se forger des goûts alimentaires. Un palais peut même ne pas ressentir toutes les nuances de saveurs et quand même participer à la création de goûts sûrs, variés, riches et intéressants. Le palais n’est pas notre seul organe sensoriel : l’ouïe, la vue et le toucher participent également à la mémoire de nos goûts, de même que le papier journal qui emballe les œufs de la ferme ou le cornet qui renferme le poisson du jour au marché possèdent une texture unique, émettent des bruits de froissement particuliers qui s’impriment à vie. Les sensations liées à des moments heureux autour de la cuisine ancrent des goûts que l’on va rechercher par la suite, comme les madeleines pour Proust.
C’est d’ailleurs pour toutes ces raisons que l’industrie agroalimentaire veut imprimer son diktat des saveurs dès le plus jeune âge, avec des textures molles, du sucre et du gras, trois éléments que l’on retrouve dans toutes les cuisines industrielles, faisant abstraction de toute nuance et donc des variations géographiques, climatiques et culturelles ; simplistes mais puissantes. Heureusement, il n’y a pas de fatalité. Il suffit de multiplier les rendez-vous avec les réseaux de production vertueux.
Est-ce votre passion pour la cuisine qui a construit votre pensée sur le monde et la société ?
En partie seulement. La cuisine m’a ouvert à d’autres cultures. Bien qu’ayant peu voyagé, j’ai commencé à appréhender la diversité du monde avec la cuisine : les plongeurs étaient presque tous africains et porteurs d’une culture chaleureuse, les « chefs », volubiles ou caractériels, avaient tous fait le tour du monde, et les postes besogneux étaient confiés aux Japonais taiseux, dans un ordre bien établi en cuisine, sans femme, donc ! Mais, passionné, j’ai oublié qui j’étais, j’ai supporté l’insupportable, toléré l’intolérable, participant à la destruction de mon rapport à la société. Étranger à celle-ci, vivant dans un monde parallèle fait de luxe parfois, de codes corporatistes immuables, fait aussi d’une camaraderie de façade pour ma part, « pour faire partie de la famille », un milieu finalement assez éloigné de ce que j’avais dans la tête et les tripes. Il m’a fallu quitter ce métier pour me construire une pensée du monde.
J’ai travaillé neuf années dans le milieu de la santé. Ce fut une seconde naissance au monde, véritablement. Le sort réservé aux malades souffrant de troubles psychiques et à leur famille en dit beaucoup sur la nature de la société qui nous entoure, sur le traitement de la différence, ou plutôt la façon dont on la cache. Sans éducation ni enseignement politiques, j’ai découvert les rapports de force entre les hommes et leurs organisations sociales, avec appétit, mais aussi avec naïveté. Je suis donc revenu dans le monde de la cuisine, mais sans suivre les modes et les prescriptions de l’industrie de la restauration.
Entre les diktats de l’agroalimentaire et le poids de la grande distribution, comment le consommateur peut-il emprunter une autre voie ?
Nous n’avons pas d’autres choix que de nous regrouper, de consolider des associations pour porter collectivement de nouvelles exigences. Il s’agit de définir des frontières infranchissables, comme la privatisation du vivant, c’est-à-dire les brevets sur les semences, les nouveaux OGM, de retrouver le goût de l’émancipation et de la réalisation dans un métier qui a du sens, de s’engager dans des luttes locales.
Je me méfie de ces nouveaux prophètes ou chantres médiatiques qui se sentent autorisés à parler au nom de tous. Toutes les initiatives pour réenchanter le monde, avec des discours romantiques et des barnums itinérants qui appellent à faire vibrer les passions, ne sont pas sérieuses si elles ne s’intéressent pas aux sujets qui touchent les citoyens dans leur quotidien réel.
Une autre voie alimentaire plus saine est-elle possible ?
Ce serait utopique si on ne savait pas comment faire et que l’on cherchait encore la solution agronomique pour produire une alimentation saine. Or, si nous savons comment nous nourrir sainement, l’être humain s’est aliéné à des apprentis sorciers qui ont voulu maîtriser le vivant jusqu’à prétendre en être propriétaires. Nous devons nous affranchir d’une vision uniquement sanitaire de l’assiette, d’une démarche nutritionniste qui ne dit rien des enjeux de la propriété foncière, des brevets sur le vivant, de la recherche agronomique, des conditions de travail… Dans ce sens, le dispositif Nutriscore revêt une dimension quasi infantilisante : ne réfléchissez pas, on s’occupe de tout ! Alors que nous devons reprendre notre libre arbitre et organiser la production et la distribution alimentaires avec des critères non moins importants.
Remettre de la biodiversité dans notre environnement et notre assiette exige de se passer de Monsanto et consorts, et de faire un effort essentiel : regarder les agriculteurs, les éleveurs, les maraîchers et les artisans semenciers comme des acteurs de la recherche. Les fruits de leur travail profitent à tous, mais eux seuls ne sont pas rétribués pour cela. Ce n’est plus possible ! Nous sommes devant un paradoxe vertigineux : les acteurs historiques de l’alimentation saine dans une terre saine avec des pratiques vertueuses se trouvent dépossédés de ce projet de société au moment où tout le monde prend enfin conscience des enjeux.
En quelques décennies, on observe que le consommateur et le producteur se sont éloignés d’un de l’autre. Comment peut-on renouer ce lien ?
La transition alimentaire doit impérativement créer des liens forts entre les territoires ruraux et les métropoles. Le milieu rural ne peut se contenter de devenir un lieu de villégiature ou de retraite. Ses habitants ne doivent pas accepter de devenir les simples serviteurs de cette économie de la rente, du tourisme et de la résidence secondaire, mais, au contraire, s’appuyer sur les besoins alimentaires, la valorisation de leurs savoirs, leurs pratiques vertueuses pour le climat et l’environnement.
On constate un essoufflement certain de la grande distribution. Des consommateurs plus attentifs privilégient désormais les circuits courts. Est-ce une nouvelle encourageante ?
Oui, elle l’est ! La grande distribution, effectivement, s’essouffle, et le danger, pour elle, vient d’une plus grande concentration de pouvoirs économiques, comme l’illustre le cas d’Amazon. Cependant, malgré sa perte de vitesse, le système de la grande distribution de masse n’est jamais remis en cause. Finalement, les seuls qui sont en danger sont les salariés de ces mastodontes. Face à eux, on ne peut qu’être conquérants pour gagner le droit de vivre avec ces autres systèmes de distribution que sont les marchés, les magasins de producteurs, la distribution de proximité engagée dans le bio local, mais aussi socialement. Et la résistance et la bataille doivent s’accomplir dans tous les territoires.
Xavier Hamon est directeur de l’Université des sciences et des pratiques gastronomiques en Bretagne.