« Chimère » : Nom d’un chien-homme !

Dans _Chimère_, l’un des rares romans comiques de la rentrée, Emmanuelle Pireyre lie manipulations génétiques et démocratie participative.

Christophe Kantcheff  • 27 août 2019 abonnés
« Chimère » : Nom d’un chien-homme !
© crédit photo : patrice normand

Jacques Testart est un des personnages du nouveau roman d’Emmanuelle Pireyre, Chimère. Il y apparaît fugacement, sans être anodin pour autant. Chargée d’écrire un article sur les OGM, la narratrice – qui répond au nom d’Emmanuelle et est écrivain – est venue solliciter l’autorité du savant engagé. Mais celui-ci préfère lui parler de « science citoyenne ». Or cette « science citoyenne » est l’un des deux grands axes de l’intrigue.

En effet, Wendy, « une Manouche qui voulait aider les gadjé, les rendre heureux, leur faciliter la vie » – et qui est, elle, un des personnages centraux du roman –, reçoit un jour un coup de téléphone de l’Union européenne pour participer à une opération mise sur pied à l’occasion du soixantième anniversaire du traité de Rome (qu’enfant elle pensait être le « traité de Rrom »). Dans chacun des 27 pays, douze citoyens sont tirés au sort pour plancher sur un des thèmes sélectionnés censés représenter l’avenir des Européens. Wendy accepte sans hésiter. La narratrice sera également de la partie en tant qu’observatrice, ayant cru que le thème de réflexion dévolu au panel français serait les OGM. Erreur : ce sera le temps libre ! Alors que le Danemark a hérité de l’intelligence artificielle, ou la Slovénie des génocides…

En parallèle, Emmanuelle s’est liée avec Brigitte, l’amie d’une biologiste vivant en Angleterre, qui se livre à des manipulations génétiques. Autrement dit, elle croise des espèces pour obtenir ce qu’on appelle des « chimères ». Or il se trouve que Brigitte reçoit de cette amie biologiste un chiot dont elle ne sait pas encore qu’il n’est pas tout à fait normal.

Esprit de sérieux s’abstenir. Emmanuelle Pireyre part d’un certain état de la science contemporaine en même temps qu’elle reprend une proposition démocratique avant-gardiste pour en faire un récit à la fois fluide et souvent loufoque, même si les résonances politiques sont bien réelles. Un roman comique, voilà qui doit se compter sur les doigts d’une main dans cette « rentrée littéraire » pourvue de 524 œuvres de fiction (même si ce chiffre est en baisse par rapport aux années précédentes, comme on peut le constater y compris dans Chimère, où il est question avec drôlerie de celle de 2016 et de ses 560 romans) ! On sait gré à l’auteure d’exploiter cette veine depuis ses premiers livres, y compris dans Féerie générale, prix Médicis en 2012. D’autant qu’elle nous épargne le point de vue tragi-sarcastique sur notre époque, auquel d’autres s’adonnent, l’humeur chagrine, sinon réactionnaire, par exemple en forçant le trait écologique.

Emmanuelle Pireyre ne se situe en rien dans cette perspective, même si elle développe ici un usage déviant de données très actuelles : manipulations génétiques et démocratie participative. L’humour relève souvent du retournement de perspective. C’est flagrant avec les Manouches à propos des gadjé (ou « paysans » – ainsi nommés pour leur sédentarité). Mêmes s’ils sont conscients des stigmates qu’ils endurent depuis des lustres – ce que les tribulations du roman ne démentent pas –, les premiers ne cessent de considérer les seconds avec commisération.

Chimère porte aussi une forme d’humour poétique, même s’il peut être très gaguesque. Qu’il s’agisse de Wendy et de son idéalisme, des autres intervenants français dans leur réflexion sur le temps libre, joignant la pratique à la théorie (en gros, ils ne foutent rien), ou encore de Brigitte dans sa relation avec sa « chimère », ce chien-homme à l’apparence surprenante sinon repoussante, tous font preuve à la fois d’un engagement fort et d’une magnifique candeur. On est beaucoup plus proche de Buster Keaton que du roman d’anticipation ou d’un quelconque moralisme. Comme si Chimère avait le pouvoir de désarmer la réalité, d’en gripper la mécanique. « Partout les gens s’agitaient frénétiquement, tandis que nous autres Français finissions notre glace et faisions de notre inertie contrepoids à la folie du monde », y lit-on. Avec Emmanuelle Pireyre, la littérature se déguste comme un esquimau.

Chimère, Emmanuelle Pireyre, Éditions de ­l’Olivier, 224 pages, 18,50 euros.

Littérature
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