Des « patrouilles » anti-migrants

En juillet, des membres du groupuscule Génération identitaire étaient jugés à Gap pour des actes perpétrés au printemps 2018 à la frontière italienne. Le procureur a requis de la prison ferme.

Pierre Isnard-Dupuy  • 28 août 2019 abonnés
Des « patrouilles » anti-migrants
© photo : Les militants d’extrême droite avaient déployé une banderole au col de l’Échelle, le 21 avril 2018. crédit : ROMAIN LAFABREGUE/AFP

C es soi-disant randonneurs, habillés en bleu Schtroumpf, ont chaussé des raquettes et sont montés déployer leur banderole au col de l’Échelle », introduit, moqueuse, la présidente du tribunal de Gap (Hautes-Alpes), Isabelle Defarge. Le 11 juillet, trois militants de Génération identitaire (GI), ainsi que l’organisation elle-même en tant que personne morale, sont jugés pour « activités exercées dans des conditions de nature à créer dans l’esprit du public une confusion avec l’exercice d’une fonction publique ». Ils avaient organisé une opération baptisée « Defend Europe – Mission Alps » à la frontière franco-italienne dans la région de Briançon, du 21 avril au 29 juin 2018. Le délit pour lequel ils sont poursuivis est passible d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Le jugement, mis en délibéré, devait être rendu jeudi 29 août.

Samedi 21 avril 2018, les images de la petite centaine de militants en doudoune bleue, avec hélicoptères, ont fait le tour des télévisions. Pour la présidente du tribunal, leurs uniformes étaient proches « des vestes de dotation de la police aux frontières ». Ils affirmaient « prendre possession du col de l’Échelle » pour « sécuriser la frontière ». En plein débat sur la loi asile et immigration à l’Assemblée nationale, ce week-end-là n’avait pas été choisi au hasard. Ensuite, jusqu’à fin juin 2018, des petits groupes de GI ont fait des « patrouilles » pour « empêcher des migrants clandestins d’entrer en France » et ont « enquêté sur les réseaux de passeurs d’extrême gauche », comme ils l’ont revendiqué sur les réseaux sociaux.

Le dimanche 22 avril 2018, une manifestation transfrontalière, dénonçant la présence de GI, rassemblait 150 personnes au col de Montgenèvre. Au soir de cette marche, Gérard Collomb, ministre de l’Intérieur, décidait l’envoi immédiat de renforts de police et de gendarmerie à cette frontière. Dans le même temps, deux Suisses et une Italienne étaient arrêtés. Ils ont passé onze jours en détention provisoire. Ces « 3 de Briançon » ont été jugés avec quatre autres participants à la manifestation (mis en examen en juillet 2018) pour « aide à l’entrée irrégulière d’étrangers ». En décembre, les « 7 de Briançon» ont écopé de six mois de prison avec sursis pour cinq d’entre eux et douze mois dont quatre ferme pour les deux autres, également poursuivis pour d’autres charges (lire Politis n° 1526 et Politis.fr, 11 décembre 2018). La décision est en appel.

Le 11 juillet, seul le président de GI a fait le déplacement. « Ce procès n’est rien d’autre que politique. Notre action était pacifique et à aucun moment nous avons scandé [sic] remplacer les forces de l’ordre », dit à la barre Clément Gandelin, alias Clément Galant, 24 ans. Puis il choisit le droit au silence tout au long des débats de l’après-midi. Les prévenus absents sont Romain Espino, 26 ans, porte-parole du mouvement, et Damien Lefèvre, alias Damien Rieu, 29 ans, aujourd’hui attaché parlementaire du député Rassemblement national (RN) Gilbert Collard. Il a été membre des équipes de Marion Maréchal et des mairies d’extrême droite de Bollène (Vaucluse) et Beaucaire (Gard).

L’association briançonnaise Tous migrants demande à se porter partie civile : elle estime que le contrôle de cette frontière de haute montagne par les forces de l’ordre met « en danger » les migrants. Son avocate, Maëva Binimélis, affirme que l’action de GI a aggravé la situation. En outre, les militants d’extrême droite seraient allés bien au-delà du rôle de lanceurs d’alerte dans lequel ils se drapent. « Il a été démontré qu’ils ont procédé à une véritable interpellation, avec conduite des personnes retenues aux forces de l’ordre », plaide-t-elle. Comme le suggère une circulaire du 4 mai 2018 du ministère de la Justice, GI aurait pu être poursuivie pour « immixtion ». Autrement dit, pour avoir accompli des actes normalement réservés à des agents publics. Mais, selon le procureur de la République de Gap, Raphaël Balland, l’enquête, qui a duré un an, n’aurait pas permis de « suffisamment caractériser » ce délit.

« Chacun a le droit d’exprimer ses idées, à la seule condition de respecter la loi », expose Raphaël Balland, comme pour faire taire ses détracteurs. L’action du parquetier est dénoncée par les associations qui aident les migrants. Elles lui reprochent de pratiquer un « deux poids, deux mesures » en poursuivant les militants solidaires avec plus de sévérité que les identitaires. Puis Raphaël Balland tente de faire réagir Clément Gandelin : « Faire des enquêtes, appréhender, mais de quel droit ? » Il rapporte le témoignage d’un Briançonnais, pris en filature par des membres de GI : « Parce qu’il avait des personnes de type africain dans sa voiture, ils lui ont dit : “S’ils ont des papiers, ils n’ont qu’à descendre.” De quel droit ? » Le chef identitaire reste de marbre. Le ministère public requiert six mois de prison ferme, l’interdiction des droits civiques pendant cinq ans et 75 000 euros d’amende pour l’association.

Considérant que le délit n’est pas caractérisé, l’avocat de la défense plaide, lui, la relaxe : « La seule question est : est-ce qu’ils se sont fait passer pour des gendarmes ou des policiers ? Ils étaient identifiables, ils avaient sorti leurs drapeaux. Où est la tromperie ? » À la sortie de l’audience, Clément Gandelin livre quelques mots à la presse sur ce qu’il considère comme « une réquisition délirante ». Il promet déjà d’aller en appel en cas de condamnation.

L’association Tous migrants estime que d’autres éléments auraient pu être explorés par l’instruction, notamment des cas de violences et des collaborations directes avec des forces de l’ordre. Le rapport de stage d’une étudiante de l’École normale supérieure de Lyon contient plusieurs témoignages recueillis auprès de la Cimade sur « les violations des droits des étrangers » à cette frontière : ils racontent des fouilles, des courses-poursuites et des remises de migrants aux forces de l’ordre, pratiquées par des identitaires.

Ainsi, Moussa (1) raconte avoir été retenu avec quatre autres personnes, au cours de la nuit du 28 avril 2018, par une quinzaine d’identitaires. « Ils ont formé une ronde autour de moi et ils criaient. […] Les policiers sont arrivés et ils leur ont dit : “Merci, vous faites du bon travail.” » Le 12 mai 2018, Alphonse (2) s’ouvrait la main en essayant d’échapper aux identitaires, qu’il avait d’abord pris pour des policiers. « Il y a eu une bousculade et j’ai couru. […] J’ai sauté par-dessus un grillage et je me suis blessé à la main […] et au genou en retombant », témoigne-t-il.

GI est habituée à des actions spectaculaires, qui ne sont pas vraiment « pacifiques ». Durant l’été 2017, l’organisation avait affrété le navire C Star pour harceler les bateaux d’ONG faisant du sauvetage au large de la Libye. En octobre 2018, ses militants ont saccagé le siège de SOS Méditerranée à Marseille, agressant physiquement des salariés de l’ONG. L’affaire est en cours d’instruction.

Au niveau international, les identitaires entretiennent un inquiétant réseau. Martin Sellner, le chef des identitaires autrichiens, a fait l’objet de perquisitions pour ses liens présumés avec Brenton Tarrant, le terroriste de Christchurch (Nouvelle-Zélande) qui a ouvert le feu sur deux mosquées le 15 mars 2019, faisant 51 morts. Ce dernier a versé des dons, évalués entre 1 000 et 1 500 euros, à GI et aux identitaires autrichiens. La justice autrichienne s’intéresse aussi à l’Américaine Brittany Pettibone, fiancée de Martin Sellner, pour ses échanges avec l’Australien Blair Cottrell, cofondateur d’un groupuscule suprémaciste violent, la Lads Society. Il est soupçonné d’être un proche de Brenton Tarrant. Dans leurs doudounes bleues, Martin Sellner et Brittany Pettibone étaient présents au col de l’Échelle.

Pierre Isnard-Dupuy est journaliste, membre du collectif Presse-Papiers.


(1) Le prénom a été modifié.

(2) Idem.

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