Toni Morrison : loin du regard des Blancs
Disparue le 5 août, Toni Morrison, lauréate du prix Nobel de littérature, laisse une œuvre immense essentiellement située à l’intérieur de la communauté noire américaine.
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Parmi ce qui nous manquera le plus avec la disparition de Toni Morrison, le 5 août, outre le bonheur de découvrir un nouveau roman, un nouvel essai, un texte publié dans les pages d’un journal, ce sont les fréquentes apparitions de l’écrivaine à la télévision ou à la radio. Lors des interviews, face aux journalistes, Toni Morrison était toujours digne, posée, calme. Sa colère, bien réelle, transparaissait, mais le ton de sa voix, les mots choisis, ses talents de pédagogue, son imagination permettaient de faire passer des messages complexes et, si besoin, de confronter ses interlocuteurs à l’absurdité de leur propos.
Depuis son décès, une pastille vidéo circule sur les réseaux sociaux. Nous sommes en 1998. L’écrivaine a obtenu le prix Nobel cinq ans plus tôt. Elle est face à une journaliste australienne qui, après une quinzaine de minutes d’entretien, lui demande si elle pense pouvoir un jour écrire « de manière substantielle » sur les Blancs. Morrison marque une pause, soutient le regard de son interlocutrice et lui répond fermement : « Vous ne vous rendez même pas compte à quel point votre question est puissamment raciste, n’est-ce pas ? Vous ne demanderiez jamais à un auteur blanc s’il aimerait écrire sur les Noirs. Votre question rend compte de cette situation qui veut que vous soyez au centre. » La journaliste hésite, semble, au moins un temps, prendre conscience de son erreur, mais la force de Morrison est aussi de prolonger la conversation au-delà de cette altercation, permettant de déplacer ce qui aurait pu donner lieu à une polémique vers une réflexion profonde sur l’art, la littérature et la question raciale.
Dépasser le regard du Blanc, ce fameux white gaze historiquement imposé à l’art afro-américain, a été l’un des objectifs de l’œuvre de Toni Morrison. Lorsqu’elle évoquait son premier roman, L’Œil le plus bleu, paru en 1970, l’écrivaine faisait référence à ses désirs de lectrice. Quand elle le rédige, elle est éditrice et participe à la publication de nombreux ouvrages d’auteurs noirs, parmi lesquels Angela Davis, Muhammad Ali, Gayl Jones, ainsi que d’une anthologie qui fera date, le Black Book.
Morrison lit sans cesse, mais sa curiosité n’est pas satisfaite. Dans la littérature, elle ne trouve pas de romans qui lui soient spécifiquement adressés, qui ne se préoccupent que du lectorat noir sans chercher à toucher le public dominant, à expliquer aux Blancs un langage, des habitudes, des modes d’interaction, des références historiques et culturelles propres à la communauté noire américaine. Elle veut écrire ce livre qu’elle ne trouve pas, dans lequel on ne se souciera pas du regard blanc ni ne s’attardera sur des lecteurs qui ne sauraient maîtriser les codes qu’elle manipule.
La démarche est politique mais aussi littéraire, artistique. Il s’agit de se débarrasser de ce qui alourdit, des explications sociologisantes, des descriptions appuyées, pour pouvoir créer des personnages sans filtre qui sont noirs sans que ce soit nécessairement précisé et qui parlent directement aux Noirs américains.
Pour créer cette galerie de personnages, Toni Morrison fait preuve d’une imagination sans limite et d’une grande capacité d’empathie. Il s’agit de se comporter comme une actrice, aimait-elle dire, qui analyse les trajectoires qu’elle décrit. Souvent, pour évoquer cette nécessaire empathie, Morrison racontait un épisode survenu lors de l’écriture d’un de ses ouvrages. Elle avait rédigé un passage qu’elle trouvait magnifique où une femme racontait la douleur d’avoir été trompée. À la lecture, son éditeur fait la moue. « La colère que tu exprimes ici est la tienne, lui explique-t-il, pas celle du personnage. » « Il avait raison, conclut-elle, j’avais écrit avec mon langage, ma perception. » On ne l’y reprendra plus, et incarner l’expérience noire dans des trajectoires individuelles sera la force de sa littérature.
Chez Morrison, on trouvera une multitude de personnages incarnés, ambivalents, forts et résilients. Il y a Pecola dans L’Œil le plus bleu, petite fille qui rêve d’avoir les yeux de Shirley Temple, Sula, du roman éponyme, l’intrépide qui refuse de se conformer à la destinée qu’on veut lui imposer, Sethe, dans Beloved, qui a fui l’esclavage et qui, face à la menace d’un retour sur la plantation, préfère tuer son enfant plutôt que de lui faire endurer une vie similaire à la sienne, et Bride, héroïne de Délivrances, un superbe dernier roman, le seul situé à l’époque contemporaine, qui impose son image et sa couleur aux regards des autres.
En 1992, Toni Morrison publiait Jazz, l’un de ses plus beaux textes, qu’elle avait conçu comme le deuxième volume d’une trilogie sur l’histoire de la communauté noire. Jazz racontait le Harlem des années 1920 et la grande migration du sud vers le nord du pays. La musique afro-américaine, sa polyphonie, ses variations et ses improvisations ont parfois servi de métaphore pour décrire son style, tout en digressions. Mais, pour l’écrivaine, le jazz inspirait avant tout une démarche, une approche de son art : « Pour moi, le meilleur parallèle est la musique noire, disait-elle. Si cette musique est aussi complexe et merveilleuse, si elle est devenue universelle, que tout le monde peut la jouer, c’est parce qu’elle a d’abord été conçue au sein de la communauté. » Être située dans une tradition, dans une histoire, pour pouvoir être libre et universelle. Un destin qu’on lui a parfois reproché mais qu’elle a su incarner avec force, candeur et beauté.
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