À l’école de la première chance
À Marseille, l’association École au présent se bat pour renverser les obstacles à la scolarisation des enfants vivant en squat ou en bidonville, enjeu majeur pour l’insertion des familles.
dans l’hebdo N° 1569 Acheter ce numéro
Solina rayonne ! Ce matin, c’est jour de rendez-vous avec la directrice pour l’inscrire au cours préparatoire. C’est la première fois qu’elle va à l’école : sa mère n’a pas voulu la laisser à la maternelle, craignant la stigmatisation. Si elle parvient à s’exprimer dans un français très approximatif, la fillette le comprend avec peine. Nadia Grancea est roumaine, de culture rom (1), installée depuis un an dans le quartier de la Belle de mai, l’un des plus pauvres de Marseille, voire de France. La famille squatte une petite maison délabrée – une « chance », au vu des conditions sordides que connaissent nombre de ses compatriotes dans la ville.
Éclaircie encourageante dans un parcours de survie au quotidien : Nadia a engagé depuis quelques semaines un parcours de recherche d’emploi, soutenue par l’association Action méditerranéenne pour l’insertion sociale par le logement (Ampil). Alors il lui a fallu se résoudre à envisager le cours préparatoire pour Solina. Le père l’a poussée. « Il m’a dit : “Vas-y l’école !” »
Nadia va rapidement se rassurer : à l’école primaire Révolution, Régine Villaret est une professionnelle expérimentée dans l’accueil de ces enfants. « C’est la première directrice avec laquelle j’ai travaillé », glisse Jane Bouvier, fondatrice en 2012 de l’association École au présent.
Institutrice à l’époque, elle est effarée de constater l’état de précarité et de déscolarisation des enfants vivant en bidonville et en squat, des Roms pour la plupart. Les parents, qui souvent ne maîtrisent pas le français, ne savent pas comment aborder les institutions, où s’inscrire, quels documents fournir, etc. Et puis, à quoi bon, il faut mettre tout le monde à la tâche pour gagner quelques euros par jour.
Depuis, Jane Bouvier se consacre inlassablement à une tâche de médiatrice. Passerelle entre les habitants des bidonvilles et les administrations en tout genre, elle recense les enfants non scolarisés, prépare leur inscription, donne mille coups de main aux familles afin d’étayer leurs fragiles trajectoires scolaires, houspille quand elle retrouve des enfants dans la rue. « Pourquoi tu n’es pas à l’école, Sabi ? » Elle sillonne la ville, la plupart du temps dans les quartiers Nord, où se concentre la pauvreté de la ville, de squats en groupes scolaires, de bidonvilles en services publics, d’hôpitaux en rendez-vous avec des élus, des responsables associatifs, et même parfois le président de la Fondation de l’Olympique de Marseille.
Puis elle accourt auprès d’une mère en détresse qu’un drame familial vient de priver momentanément de la garde de ses enfants, dont certains scolarisés par elle. Ou c’est une demande d’aide pour récupérer une carte santé, remplir une demande de passeport ou une inscription à Pôle emploi. « Là je ne peux pas, un autre jour, avec la rentrée je n’ai pas une seconde à moi. » On sort avec Jane Bouvier du grand squat de la rue Cazemajou avec deux mamans, direction le groupe scolaire Arenc Bachas tout proche pour l’inscription en maternelle de leurs petites filles.
Dans le petit rez-de-chaussée de sa maison, Solina dévore des yeux la jeune femme, qui lui remet un cartable, quelques cahiers et un stylo tirés de son coffre, une papeterie ambulante, chargé de fournitures scolaires qu’elle distribue au gré de ses arrêts, parce qu’il manque toujours quelque chose ici ou là. Jane Bouvier a lancé un appel aux dons sur sa page Facebook. Et ça répond. Une institutrice de l’école Belle-de-Mai lui remet une pile de cahiers, « une commande trop généreuse ». Une autre se déplace d’Aix-en-Provence pour trente agendas, « qui allaient passer à la benne ».
À l’école Révolution, Régine Villaret blague pour mettre Solina à l’aise, mais ce n’est guère nécessaire. L’inscription est une formalité. « Et par ailleurs le service scolarité de la ville est très coopératif », souligne Jane Bouvier. Les communes sont tenues par la loi de scolariser (en maternelle ou primaire) tout enfant résidant sur leur territoire. Mais quand ils viennent des bidonvilles, il n’est pas rare qu’ils affrontent de la mauvaise volonté de la part des services, voire de véritables entraves : demandes abusives de documents « complémentaires » (impossibles à fournir pour ces Roumains en grande précarité), délais de réponse très longs, arguments racistes (« Les Roms sont déjà trop nombreux dans nos classes »). Les associations recensent des refus illégaux un peu partout en France. Les tribunaux sanctionnent les maires… quand les familles osent déposer plainte.
Et les vaccins obligatoires, pour Solina ? Le recours aux services de santé est un luxe, d’un usage souvent parcimonieux, dans les bidonvilles. Les deux femmes expliquent à la mère, avec force gestes : c’est l’infirmière de l’école qui s’en chargera. Pour la cantine, « on verra lundi pour la gratuité ». « Autorisez-vous l’école à conduire votre fille à l’hôpital si la situation l’exige ? » Le regard de Nadia s’accroche à Jane. « Solina, elle ne mange que du poulet et des patates, si elle vomit à la cantine, il ne faut pas l’envoyer à l’hôpital ! » Les dernières réticences s’estompent avec la visite de la classe sous la conduite de l’institutrice. Solina la quittera quelques heures par semaine pour apprendre le français dans l’unité pédagogique pour élèves allophones arrivants (UPE2A) incluse dans l’école.
Depuis le début de son activité, Jane Bouvier a mis sur les bancs de l’école primaire et du collège près de cinq cents de ces enfants, pour la plupart roms. « La scolarisation est une étape fondamentale dans le parcours d’insertion des familles, qui vivent souvent repliées », explique-t-elle. C’est un facteur de stabilisation, une socialisation dans leur classe d’âge pour les enfants, l’apprentissage de la langue, etc. La préfecture des Bouches-du-Rhône refuse désormais d’accorder le concours de la force publique pendant la période scolaire pour les expulsions de bidonville, qui créent de grands trous dans les parcours scolaires, condamnant les enfants à l’échec.
Si l’inscription est souvent précédée d’une étape de persuasion, « l’assiduité reste la bataille principale », affirme Jane Bouvier. Quand la situation économique des familles est catastrophique, il n’est pas rare que les parents cessent d’envoyer les enfants à l’école pour les mettre à faire la manche dans la rue. Costica (2), élève au collège Jean-Moulin, dans le XVe arrondissement, est dans cette situation très fragile. La mère ne sait ni lire ni écrire, le père est frappé d’une interdiction de territoire, et la famille ne vit pratiquement que de mendicité. Costica la pratique « depuis toujours », relate la médiatrice. Elle a rendez-vous avec l’assistante sociale pour faire le point sur sa situation et celle de six autres de « ses » élèves. Récemment nommée, Samia Sellah découvre avec bienveillance leurs « particularismes ». « Et ils n’ont pas de droits ouverts ? Le droit d’être en France ? Et pour la santé ? Je vais faire une demande pour le bus, on va faire le maximum pour qu’ils aient au moins une carte d’accès à un service… » La gratuité de la cantine est généralement acquise, mais les fonds d’entraide des écoles ne sont pas extensibles.
Une professeure pousse la porte. « Narcisse est en pleurs, il a une rage de dents. » Les dentitions de ces enfants sont souvent dans un état déplorable. La médiatrice a tous les numéros de téléphone, elle appelle sa mère : « Il faut sans délai l’amener aux urgences. Si tu veux, je l’amène. » Il y a Claudia et Alin, sœur et frère mais vivant sur deux lieux distants, résultat de situations rocambolesques. « Et ces familles, elles veulent travailler ? Elles ont la volonté de s’insérer ? » poursuit l’assistante sociale. Jane Bouvier décortique patiemment quelques idées reçues courantes. L’accès à toutes les catégories de profession n’a été ouvert aux Roumains et aux Bulgares qu’en 2014, une singularité dans l’Union européenne. Les Roms se consacrent souvent à des activités de collecte de ferraille et de récupération, « mais il faut de quoi acheter une camionnette et posséder le permis de conduire ». L’assistante sociale évoque Sarmane. « Ses yeux parlent, on voit qu’il est content d’être là. Et Albe ! Il est super, ça casse les préjugés… » Jane Bouvier raconte : toute la famille vivait dans la rue, il y a sept ans.
Nouvelle irruption dans le bureau. « Claudia et Alin disent qu’ils ne mangent pas à la cantine, ça a changé ? » Il est courant que les enfants justifient un statut d’externe – qui ne mange pas à la cantine – en disant qu’ils n’aiment pas ce qu’on y sert. Mais cette « phobie », classique, a probablement une autre explication. Jane Bouvier appelle le père, qui contredit ses enfants. Une réponse de circonstance à la question posée par une voix respectée ? Depuis peu, la médiatrice s’escrime à remplir des déclarations de revenus dans les bidonvilles. Personne n’est imposable, mais le statut de contribuable permet aux familles d’obtenir des bourses. Or le montant en est réduit dans le cas où la gratuité de la cantine est accordée. Aussi, pour conserver quelques précieux euros, les enfants sont rappelés sur le bidonville à l’heure du repas. « Et bien souvent, ils ne reviennent pas à l’école l’après-midi… » L’assiduité, encore et toujours asservie à la situation économique, se joue aussi autour de la cantine, qui assure par ailleurs à ces élèves de manger au moins un repas complet par jour.
Au collège Renoir, dans le XIVe arrondissement, menace factice, la principale veut faire passer aux parents le message que « sans fréquentation de la cantine, pas d’inscription à l’UPE2A ». Les places sont chères, car ces unités pédagogiques, au nombre de 29 à Marseille (3), ne suffisent pas, ce qui fait pester Jane Bouvier. « Une centaine d’enfants sont en attente ! » Elle s’insurge aussi contre les normes de l’Éducation nationale, qui limitent à deux années maximum la fréquentation des UPE2A par un élève. « Résultat, on en voit certains lâchés dans le grand bain du collège alors qu’ils entrent à peine dans la lecture ! Résultat, ils abandonnent au bout d’une semaine. »
Alors la médiatrice et les personnels de bonne volonté tentent de « s’arranger ». « Moi, ça ne me dérange pas de mentir sur une date d’arrivée en France quand c’est nécessaire », lance Jane Bouvier. Là où il manque des UPE2A, des institutrices acceptent de gonfler leur effectif avec ces élèves au péril de la déscolarisation, quitte à faire « double classe » pour tenter de les maintenir à flot. « J’aimerais qu’un jour on ne soit plus dans le bricolage, et tout simplement dans la reconnaissance de la réalité des gens », plaide la médiatrice.
Lors de la rentrée scolaire 2019, elle est parvenue, pour la première fois, à porter un élève jusqu’à une classe Segpa. Cette section d’enseignement général et professionnel adapté est destinée aux élèves en proie à des difficultés d’apprentissage, mais d’un niveau équivalent au CE2 pour les connaissances de base. Au collège Jean-Moulin, dont il a intégré la Segpa, les premières nouvelles sont bonnes : Ricardo s’y plaît et il est assidu.
(1) Le rapport 2018 sur le racisme de la Commission nationale consultative des droits de l’homme relève que l’indice de tolérance, sur une échelle de 1 à 100, s’élève à 35 seulement pour les Roms, loin derrière les musulmans (66), les juifs (77) ou les Noirs (79).
(2) Les prénoms des enfants en difficulté ont été changés.
(3) En incluant les trois classes pour élèves « non scolarisés antérieurement » (NSA).
ENCADRÉS
L’angle mort de la déscolarisation
Le 3 septembre, #EcolePourTous interpelle le ministre de l’Éducation : « Hier, nous étions encore 100 000 enfants et jeunes dont personne n’a vu les visages à l’entrée des écoles de France… » Vivant en bidonvilles, squats ou hôtels sociaux, mineurs isolés étrangers ou encore « du voyage », ils racontent « les demandes illégales de justificatifs pour l’inscription, les expulsions à répétition, la contestation de notre minorité, la fin de la prise en charge par l’Aide sociale à l’enfance à 18 ans, le racisme dans et autour de l’école… » Pour effacer cet « angle mort » des politiques publiques, le collectif, créé en 2018, demande notamment l’arrêt des expulsions d’enfants et le développement de la médiation. Petite victoire : la simplification des pièces pour l’inscription a été adoptée. On attend le décret d’application.
Camelia et Olivier, très motivés
« Et voilà son bureau de ministre ! » Au fond de sa classe, Olivier Privat a installé pour Camelia (1) une table et des étagères, garnies de livres d’apprentissage niveau CP-CE1. Roumaine de culture rom, elle est arrivée en France début 2019 avec sa famille. Elle a 11 ans : elle est affectée, en mars, en CM2 à l’école Raymond-Teisseire à Marseille (VIIIe arrondissement). Mais avec ses trois mots de français, et déscolarisée depuis la maternelle, Camelia est noyée. Elle glisse alors en CM1 avec Olivier Privat, contacté par Jane Bouvier (lire ci-dessus) et qui a pris l’affaire très à cœur. Nous le rencontrons mi-juin. « Je me suis donné un objectif simple : qu’elle sache lire, écrire et compter d’ici l’été, bagage minimum pour la suite… » Il a organisé pour Camelia un programme sur mesure, détaillé heure par heure. « Je mets les autres élèves au travail, et quand ils sont en autonomie, je me consacre à elle. » Il ouvre ses cahiers : les progrès en écriture sont étonnants. Elle a entamé « Les trois petits cochons », sa première histoire complète en lecture. Pour le calcul, ce n’est pas gagné, Camelia bloque sur le principe de la retenue. « Mais elle est très motivée, elle m’engueule quand j’oublie de lui donner des devoirs à faire ! » Pour la langue, elle aurait pu fréquenter une unité UPE2A (lire ci-dessus), quelques heures par semaine. Mais il n’y en a pas à Raymond-Teisseire, il faut se déplacer dans une autre école. Et les parents, qui font de la ferraille toute la journée, n’ont pas les moyens d’accompagner la jeune fille.
(1) Le prénom a été changé.