À Nantes, les forces du désordre

Le décès de Steve Maia Caniço puis les nombreux dysfonctionnements de l’enquête n’ont fait que creuser le fossé entre les milieux militants nantais et une police en roue libre.

Romain Haillard  • 18 septembre 2019 abonné·es
À Nantes, les forces du désordre
© photo : Les gaz lacrymogènes ont une fois de plus envahi la place Bouffay, à Nantes, le 14 septembre.crédit : Maud Dupuy/Hans Lucas/AFP

Avec le temps vient l’habitude. À force de prendre des coups, la peau s’épaissit, les esprits s’endurcissent et deviennent moins sensibles. Une routine s’installe. On aurait cependant pu s’attendre à ce que la charge de la police sur le quai Wilson le soir de la Fête de la musique rompe cette léthargie. Cette nuit-là, vers 4 heures du matin, les forces de l’ordre veulent mettre un terme aux réjouissances. Un à un, les murs d’enceintes s’éteignent, mais un irréductible signe la fin des festivités par « Porcherie », chanson antifasciste du groupe Bérurier noir. À partir de là, les versions divergent. Les agents sur place affirment avoir répondu à des jets de projectiles, ce que les fêtards réfutent. Est-ce seulement important ? Attaque ou riposte, les uniformes choisissent la manière forte. Les policiers lancent plusieurs grenades lacrymogènes et de désencerclement, la foule panique, une dizaine de jeunes tombent à l’eau. Ce soir-là, Steve Maia Caniço meurt noyé dans la Loire.

Un mois plus tard, après que le corps du jeune homme de 24 ans a été retrouvé, une première enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) expose cyniquement : « Il ne peut être établi de lien entre l’intervention des forces de police et la disparition de Steve Maia Caniço. » Son téléphone n’aurait plus émis de signal près d’une heure avant le mouvement de panique provoqué par la police… Information contredite le 11 septembre par les premières investigations de la police judiciaire, révélées par Le Canard enchaîné. L’enquête relève un ultime signal une dizaine de minutes après l’intervention des forces de l’ordre et prive les conclusions de l’IGPN de leur fondement principal. « Au mieux c’est une erreur, au pire un mensonge », a commenté l’hebdomadaire satirique.

« Je ne comprends pas ce rapport », tempête Marianne Rostan. L’avocate parisienne s’occupe de la plainte collective déposée par 89 personnes présentes le soir de la charge. « Les caméras de vidéosurveillance s’allument comme par magie seulement à partir du moment où la police fait usage du gaz lacrymogène, pas avant », remarque-t-elle. Me Rostan décrit une scène chaotique où visiblement la chaîne de commandement perd totalement le contrôle de ses hommes de terrain. « La salle de commandement intime une première fois au commissaire divisionnaire Grégoire Chassaing de mettre un terme à l’usage de lacrymogène, sans effet… Puis il faut attendre que le directeur départemental adjoint à la sécurité publique [ou patron des opérations] prenne lui-même la parole pour faire cesser l’usage des gaz ! » s’étrangle l’avocate. Selon elle, il faut lire entre les lignes : « Le rapport de l’IGPN parle d’une relève des effectifs, pas de renforts. » Cette « relève » sonnerait-elle comme un désaveu de l’action entamée sur place ?

« Il n’y avait jamais eu de problème au quai Wilson », tranche Victor, habitant de la métropole nantaise depuis six ans et président de Média’son, association locale d’accompagnement des fêtes libres. « Deux semaines auparavant, nous discutions avec la préfecture pour un autre événement, jamais on ne nous a posé de questions sur la Fête de la musique. Tout simplement parce que personne ne s’attendait à un tel dérapage », rapporte amèrement le responsable associatif.

Erreurs crasses et mensonges éhontés de l’institution policière comme du pouvoir politique ont fini d’entamer toute confiance dans ces institutions. Après un rapport de l’IGPN critiqué, le rapport de l’Inspection générale de l’administration (IGA) rendu le 13 septembre ne réservait aucune surprise. Christophe Castaner infléchissait la première version du gouvernement à demi-mot et sans rougir : si l’IGA juge la méthode disproportionnée, l’intervention restait justifiée. Mais la conclusion du ministre de l’Intérieur devant les caméras de France Info interpelle davantage : « Je fais fermement la différence entre cette intervention et les situations de violences extrêmes et d’émeutes urbaines que nous avons connues ces derniers mois. » Nier cette causalité tend paradoxalement à la renforcer. La mort de Steve creuse davantage le fossé entre la police et une part de la population sujette à la répression. Un glissement inexorable, des quartiers populaires aux milieux militants, des gilets jaunes à des jeunes teufeurs…

Deux jours avant la « convergence des colères » annoncée pour l’acte 44 des gilets jaunes le 14 septembre, les soutiens de Steve se réunissaient place du Bouffay. En ce début septembre, jeunes et étudiants prennent d’assaut les terrasses. Au centre trône l’Éloge du pas de côté, la statue d’un homme un pied sur un socle, l’autre dans le vide. Au pied du bronze, affublé pour l’occasion d’une banderole « Justice pour Steve », une cinquantaine de militants se mettent à danser silencieusement. Quelques badauds s’arrêtent, prennent une vidéo, la clientèle des bars scrute ce ballet, médusée.

Si le milieu militant a tout de suite vu dans la mort de Steve l’apothéose d’une violence à l’œuvre depuis quelques années, les soutiens se font rares et se heurtent au désintérêt d’une partie de la population. « Nous avons même rencontré de l’hostilité pendant le collage d’affiches. Certains nous disaient d’arrêter, trouvaient des raisons à l’intervention des policiers », expose gravement Caroline.

La femme aux petites lunettes et aux cheveux grisonnants fait partie de l’Assemblée des blessés. Depuis plusieurs années, ses membres apportent un soutien logistique – tant médical que juridique – aux victimes de la répression policière. Comme pour beaucoup de militants, une date reste gravée dans sa mémoire : le 22 février 2014, la grande manifestation contre le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes. Ce jour-là, le rassemblement réunissant entre 20 000 et 60 000 participants dégénère. Une quarantaine de manifestants et 27 membres des forces de l’ordre sont blessés. Surtout, un tir de lanceur de balle de défense (LBD) crève l’œil d’un contestataire. « Après cette manifestation contre l’aéroport, les blessés ont commencé à affluer, même pendant les manifestations plus tranquilles », rapporte la Nantaise engagée. Les blessures graves deviennent de moins en moins une exception.

Au fil de la conversation, les noms s’égrènent. Philippe, 32 ans, frappé dans les côtes par une balle de défense, fait une hémorragie interne après une fracture de la rate. Adrien, 22 ans, a reçu un tir de LBD à l’arrière du crâne le 29 décembre. Il a perdu le goût, l’odorat et garde des séquelles psychologiques profondes. Devant une caméra de France 3 Loire-Atlantique, le jeune homme lâche d’un ton placide : « Il [le tireur] a niqué ma vie, c’est tout ce que j’ai à dire. » Quand le gouvernement a décidé de muter le commissaire Grégoire Chassaing, tenu responsable de la charge intervenue quai Wilson, Caroline ne cache pas son exaspération : « Ils peuvent virer un commissaire, faire sauter le préfet… Tant qu’il n’y aura pas un désarmement de la police, rien ne changera. »

Gildas Loirand, sociologue à l’université de Nantes et observateur des affrontements en manifestation depuis 2016, abonde dans ce sens : « Il ne faut pas surestimer les ordres et le commandement hiérarchique. Il faut aussi scruter les initiatives et dérapages individuels. » Le chercheur a notamment un nom en tête : la brigade anticriminalité (BAC). « Le tutoiement, l’agressivité, les insultes… »

Plus qu’avec n’importe quels autres fonctionnaires de police ou de gendarmerie, les militants nantais entretiennent une relation tout à fait singulière avec cette unité. Et c’est réciproque. Yacine, barbe noire et casquette, en a fait l’expérience. « J’ai été arrêté par la BAC avec un ami. Nous leur posions des questions, trop à leur goût peut-être. L’un d’eux nous a demandé si nous voulions rejoindre les frères Kouachi (1) », témoigne-t-il avec un sourire amer. Nombre de militants suspectent ces agents de mener une croisade tout à fait personnelle et idéologique à l’encontre du milieu contestataire de gauche, en raison d’un ancrage marqué à l’extrême droite. Un engagement encouragé par l’un de leurs supérieurs : le fameux commissaire divisionnaire Grégoire Chassaing. Une enquête menée par le site d’information Streetpress dépeint un personnage aux élans sécuritaires affirmés et aux frasques racistes. Une photo de lui grimé en noir, coiffé d’une perruque afro, circulait sur les réseaux sociaux. Dans un entretien accordé à Ouest-France, le secrétaire régional du syndicat de police SGP-FO affirmait avoir alerté à plusieurs reprises sur ce personnage et sa vision musclée du maintien de l’ordre. Sonia, membre de Nantes révoltée, média engagé dans les luttes locales, désigne cette unité comme « un instrument de terreur ».

Samedi 14 septembre, jour J pour la « convergence des colères ». À l’apparition de la brigade tant redoutée, l’expérience de la répression parle d’elle-même. Ici et là, des manifestants relèvent leur position, tout le monde est sur le qui-vive. Avant leur arrivée, la brigade était affairée à la Maison du peuple, squat converti en centre social autogéré par des gilets jaunes. La BAC avait arrêté préventivement trois militants. « Les baqueux les ont appelés par leur nom de famille, leur ont fait des clés de bras alors qu’ils ne résistaient pas », témoigne Sonia, sans s’offusquer outre mesure, visiblement lassée de ces pratiques. Un des objectifs de l’interpellation : saisir un homard en papier mâché géant destiné à rejoindre le cortège. « Ils cherchent en permanence à intimider, casser le moral des troupes, même pour des initiatives à vocation purement festives », peste la militante.

Déjà, en avril, des policiers de la BAC avaient empêché la tenue d’un atelier public de décoration de banderoles la veille d’une manifestation. Quatorze militants avaient été placés en garde à vue pour groupement en vue de participer à des violences ou des dégradations… Tous ont été relâchés sans poursuite après vingt-quatre heures de détention.

Les « dérapages » à répétition plongent le milieu contestataire dans la lassitude et l’impuissance. L’institution policière semble inébranlable et l’impunité n’incite pas les fonctionnaires à repenser leurs pratiques. Stéphane Vallée, avocat spécialisé dans la défense des militants depuis dix-sept ans à Nantes, dénonce : « Les magistrats doivent accepter de considérer la police comme faillible. Le contenu d’un procès-verbal doit pouvoir être questionné. Au lieu de dire : cette infraction n’existe pas, il faudrait assumer et s’interroger de manière plus profonde sur la dégradation des conditions d’exercice du métier de policier. »

Anonymement, un magistrat du tribunal de Nantes tempère la critique : « Nous nous faisons instrumentaliser des deux côtés, par des manifestants comme par des policiers. » Il plaide pour une refonte profonde de l’institution judiciaire, notamment pour l’indépendance du parquet à l’égard du ministère de la Justice. « Si l’intervention sur le quai Wilson n’avait pas choqué l’opinion, le parquet aurait-il été saisi ? » questionne le magistrat du siège.


(1) Auteurs des attentats de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015, tous deux morts dans un assaut du GIGN.

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