Eschyle au Levant
Dans _Oreste à Mossoul_, Milo Rau s’empare de la tragédie antique pour questionner les réalités irakienne et belge contemporaines.
dans l’hebdo N° 1568 Acheter ce numéro
Un an et demi après la publication de son très radical Manifeste de Gand et son arrivée à la tête du NTGent en mai 2018, on peut dire que Milo Rau est de ceux qui tiennent leurs promesses. Même les plus audacieuses. Oreste à Mossoul, présenté dans son lieu en avril dernier, en est une preuve supplémentaire.
Après Lam Gods, très belle reconstitution théâtrale du fameux retable L’Agneau mystique des frères Van Eyck, créée pour l’ouverture de sa première saison, le metteur en scène a quitté la Belgique pour l’Irak. Ce qu’il avait déjà fait pour Empire, dernier volet d’une trilogie européenne où il mêlait la biographie des acteurs de sa compagnie, International Institute of Political Murder, aux tragédies grecques. Il remplit ainsi l’un des engagements pris dans son manifeste : « Au moins une production par saison doit être répétée ou exécutée dans une zone de conflit ou de guerre sans aucune infrastructure culturelle. »
Dès les premières répliques portées par le grand acteur belge Johan Leysen, complice de longue date de Milo Rau, il est clair que celui-ci respecte également le quatrième point de son texte fondateur. Celui qui interdit l’adaptation littérale des classiques sur scène. Et précise : « Si un texte source – qu’il s’agisse d’un livre, d’un film ou d’une pièce de théâtre – est utilisé au début du projet, il ne peut pas dépasser plus de 20 % du temps de la représentation. »
Avant d’incarner Agamemnon, dont le retour à Argos avec sa captive, Cassandre, ouvre L’Orestie, le comédien parle en son nom propre, comme le faisaient les interprètes d’Empire. Comme le font tous les collaborateurs du metteur en scène flamand, d’une manière différente en fonction des problématiques abordées.
En racontant son admiration d’enfant pour l’archéologue Heinrich Schliemann, qui prétendit avoir découvert rien de moins que Troie, la tombe d’Agamemnon et celle de Cassandre, Johan Leysen place Oreste à Mossoul entre le théâtre et la vie. Entre mythe et réalité. Les autres comédiens belges prennent ensuite le relais, de même que les artistes irakiens installés en Belgique – Susana AbdulMajid (Cassandre) et Duraid Abbas Ghaieb (Oreste) – qui font partie de la distribution.
Chacun à son tour, ils évoquent leur rapport à la tragédie antique et à l’Irak. Et, grâce à un dispositif vidéo impressionnant de précision, ils dialoguent avec les artistes qu’ils ont rencontrés lors de leur voyage à Mossoul. Avec le comédien et musicien Suleik Salim Al-Khabbaz, par exemple, qui relate ses souvenirs de la prise de contrôle de sa ville le 9 juin 2014 par Daech. Ses stratégies pour cacher son oud, ses peurs.
À travers ce dialogue impossible ailleurs que sur un plateau de théâtre, Oreste à Mossoul documente ses propres conditions de création. Il questionne aussi sans complaisance la légitimité d’artistes occidentaux à s’emparer de sujets sensibles et éloignés de leur quotidien. Et, avec les mots des comédiens (les pièces de l’International Institute of Political Murder sont toutes présentées comme le fruit d’une écriture collective), ce spectacle dit à sa manière ce qu’affirme Milo Rau dans son troisième Livre d’or, publié au moment de la création : « Pourquoi peut-on consommer le pétrole de Mossoul, mais ne pas s’intéresser aux personnes qui vivent là-bas, à leurs histoires, à leur art ? Autrement dit : comment aurions-nous pu ne pas aller à Mossoul ? »
Si ces interrogations sont centrales dans Oreste à Mossoul, la tragédie d’Eschyle est davantage qu’un prétexte pour Milo Rau. En conservant ses principaux épisodes – l’assassinat de Cassandre et d’Agamemnon par l’épouse de celui-ci, Clytemnestre, la vengeance de son fils, Oreste, qui tue sa mère et l’amant de celle-ci, Egysthe… – et en en actualisant beaucoup d’autres, l’artiste réalise, selon son expression, un « nouveau classique » où les quelques passages de texte antique ont la même valeur que tout ce qui est d’aujourd’hui. Où les combattants de Daech et Oreste représentent un même dilemme pour la ville, pour la cité.
Oreste à Mossoul, Théâtre de Nanterre-Amandiers, du 10 au 14 septembre, 01 46 14 70 00. Puis en tournée, notamment aux Célestins (Lyon) les 22 et 23 octobre et au Théâtre Vidy-Lausanne (Suisse) du 4 au 7 décembre.