Geneviève Azam : « Devenir terrestre »

Dans sa Lettre à la Terre, Geneviève Azam récuse le traitement de la planète comme un objet à exploiter. Elle explique ici pourquoi elle a voulu s’engager plus personnellement dans la défense de notre demeure commune.

Ingrid Merckx  • 4 septembre 2019 abonné·es
Geneviève Azam : « Devenir terrestre »
© crédit photo : Bénédicte Roscot

Économiste, membre d’Attac, enseignante, chroniqueuse à Politis, Geneviève Azam a troqué l’écriture à la troisième personne pour le « je ». Elle s’adresse à la Terre – et celle-ci lui répond. Par cet exercice, cet effort philosophique, historique, éthique et même poétique à l’ombre des catastrophes, mais aussi des résistances, elle tente d’atterrir et de « nous » faire atterrir. Selon elle, ce sont nos attachements qui nous engagent, et c’est donc en retrouvant les liens qui libèrent avec notre demeure commune que nous pourrons en prendre soin et refuser activement les destructions à l’œuvre et à venir.

Votre Lettre à la Terre paraît alors que son poumon vert, l’Amazonie, mais aussi les forêts d’Afrique brûlent de manière exponentielle. De quelle manière cela révèle-t-il nos cauchemars et nos responsabilités ?

Geneviève Azam : Ces feux sont en effet de véritables cauchemars qui se réalisent et s’accompagnent d’une infinie tristesse. Les incendies de forêts en Sibérie nous ont déjà alertés cette année, et nous éprouvons, dans notre corps et notre esprit, un sentiment de perte définitive suivi d’une grande révolte. Il faudra des décennies avant que les arbres repoussent. Certaines espèces disparaîtront et des plantations nouvelles feront leur apparition. Ce sont des forêts très anciennes qui ont brûlé. Pas seulement des arbres, mais des territoires peuplés : une faune, une flore, des humains et leur milieu de vie sont également partis en fumée.

« Notre monde va disparaître par le feu », déclare un chaman brésilien dans mon livre, évoquant pour sa part le feu nucléaire. On a connu l’an dernier des feux quasi impossibles à maîtriser en Californie et en Suède. Les canicules et feux de forêt ont certes toujours existé. Mais ils revêtent aujourd’hui un caractère systémique en s’étendant à l’ensemble de la planète. Pour la forêt amazonienne, la destruction n’est pas seulement le fait du président Bolsonaro, même s’il a une responsabilité criminelle dans l’amplification présente de la déforestation et des incendies au profit de l’agrobusiness. Si la responsabilité humaine est engagée, elle est différenciée.

Comment êtes-vous passée des « on » et des « nous » impersonnels à un « je » épistolaire qui « représente une chance de retrouver une pensée enracinée et résistante » ?

J’ai ressenti la nécessité de m’engager beaucoup plus personnellement. Nous ne pouvons plus regarder de manière extérieure ce qui est en train d’arriver : nous y sommes engagés physiquement, psychiquement et collectivement. Une des origines des catastrophes est justement la mise à distance de la Terre, qui depuis des siècles a fait de nous des étrangers sur son sol, des passagers colonisateurs amputés de leur sensibilité. Nous devons incarner notre présence sur la Terre, écouter ses alertes. Ce que font les activistes quand ils disent : « Nous sommes la nature qui se défend. » Cette lettre et l’usage du « je » expriment le retour à une condition de terrestre, que je n’ai pas toujours été.

Que signifie abandonner une « vie hors sol », vous concernant ?

Quand j’écrivais Le Temps du monde fini, en 2010, j’ai été marquée par l’éruption du volcan islandais Eyjafjallajökull. Ce phénomène naturel a eu un impact immédiat sur les activités humaines. Il a notamment cloué les avions au sol pendant plusieurs jours. Alors qu’il faut réduire drastiquement le trafic aérien, la construction d’aéroports et les transferts de marchandises contre-saisonnières, la Terre, par son soulèvement ce jour-là, a rendu possible ce qui semblait de l’ordre de l’impossible. Elle m’est apparue alors comme une alliée. Je l’ai ressentie comme une présence concrète et comme un quasi-sujet, doté d’une autonomie radicale avec ses lois physiques et géophysiques, d’une part sauvage qui nous échappe. Une démesure qui donne la mesure. Il existe des choses auxquelles on ne doit pas toucher et sur lesquelles on ne peut agir.

Nous appartenons à la communauté des vivants, humains et autres qu’humains. J’ai voulu traduire à la fois cette appartenance terrestre et la reconnaissance d’une extériorité qui invite à une quête éthique et esthétique et à une forme de reconnaissance du sacré.

N’y a-t-il pas une ambivalence face à de tels événements ? Nous sommes en partie responsables de l’augmentation de leur fréquence et de leur violence mais, aussi, c’est un peu comme si la Terre se fâchait…

« Nous » sommes vraisemblablement responsables de la multiplication des ouragans, de l’augmentation de leur force. Mais, une fois qu’ils sont déclenchés, « nous » sommes impuissants à les maîtriser. Cette prise de conscience est un atterrissage qui impose la mesure. En 2017, l’ouragan Maria a été un désastre humain et écologique à Porto Rico. On ne peut pas souhaiter de tels déchaînements, mais il faut en tirer des leçons. Cet ouragan a détruit le « monde hors sol » de l’île ; il a épargné les cultures vivrières et un centre écologique dont les panneaux solaires ont résisté et à partir duquel ont été organisés les premiers secours.

Tout en mettant en garde contre la tentation du folklore, cette adresse à la Terre-Mère est-elle aussi une sorte de clin d’œil aux cultures indigènes ?

Cette lettre marque, bien sûr, la reconnaissance de la Terre comme maison commune, nourricière. C’est notre habitat sans lequel aucune vie ne serait possible. Pour autant, je me suis gardée de toute divinisation. La Terre de ma lettre n’est pas « Gaïa », mais une présence qui a pu inspirer des valeurs de non-profanation dans d’autres temps et d’autres lieux, concrètement remises en cause par les exigences de l’industrialisation forcenée et l’approche mécaniste de la nature.

L’idée de Terre-Mère existe dans les traditions des peuples andins, en Afrique, en Asie, en Inde, partout où prévaut un rapport organique à la Terre. Mais cette relation à la Terre se rencontre également dans les sociétés occidentalisées. Ainsi, l’émergence du capitalisme industriel s’est accompagnée de fortes résistances. Dont celle, par exemple, de l’anarchiste féministe Emma Goldman. Il faut retrouver un lien charnel et peut-être spirituel avec la Terre. Les femmes d’Amérique latine qui luttent aujourd’hui contre l’extractivisme avec le slogan « Nos corps nos territoires » indiquent un chemin, comme de nombreux autres mouvements d’occupation et de résistance.

Quelle autocritique faites-vous quand vous évoquez la « condescendance » dont vous avez pu faire preuve vis-à-vis des femmes qui « assument leur ancrage et la part naturelle de leur condition » ?

Je me suis construite politiquement au moment où le féminisme, en Europe particulièrement, était constructiviste et reposait en partie sur un arrachement aux lois naturelles qui ont été utilisées pour dominer les femmes. Je combats l’assignation des femmes à leur supposée « nature », mais cela ne s’oppose pas à la reconnaissance de la part naturelle de leur condition.

L’émergence de l’écoféminisme m’a bousculée et m’a permis d’assumer quelque chose de latent. Les constructions sociales n’épuisent pas tout ce que nous sommes. Les écoféministes renouent avec un rapport à la Terre qui nous permet de mieux défendre ce à quoi nous tenons. S’il est des liens qui oppriment, il en est aussi qui libèrent : ceux que nous retissons avec la Terre en font partie. Ils nous libèrent notamment de la croyance, très virile d’ailleurs, en notre toute-puissance. Les sorcières incarnaient cette connaissance de liens avec la Terre, la nature, les forêts. Elles ont été considérées comme dangereuses au moment de l’émergence de la médecine scientifique et d’une vision de la Terre comme objet à exploiter. Les écoféministes renouvellent le discours féministe en le repensant à travers les relations entre les humains et la Terre. Je pense à Françoise d’Eaubonne, mais aussi à Vandana Shiva et aux luttes contre les OGM, qui ont été pour moi fondatrices. Les femmes sont souvent en première ligne des résistances, parce que chargées de l’entretien de la vie : c’est parce que nous avons des attachements forts que nous avons envie de les défendre.

Vous citez des philosophes de l’Antiquité et des Lumières : quand cet arrachement à la Terre a-t-il démarré ? Quand avons-nous perdu nos « savoirs de terrestres » ?

Beaucoup de thèses circulent. Certains font remonter cette rupture au néolithique, d’autres à l’âge des trois monothéismes. J’ai été très inspirée par Comment la terre s’est tue, deDavid Abram. Je m’en tiens à la naissance de la modernité occidentale, avec cette idée que ce qui n’est pas humain n’a pas d’âme et que la Terre est un simple objet à étudier, disséquer, exploiter. Or cette pensée n’a jamais été monolithique. Les travaux récents de naturalistes, de philosophes et d’historiens rendent visibles les courants qui, au XIXe siècle, ont incarné une résistance à cette vision, à la perte des savoirs terrestres et à l’amputation de la sensibilité.

Quelle est la différence entre un géocide et un écocide ?

L’écocide, c’est la destruction des milieux de vie, du vivant, humain et autre qu’humain. Le géocide, c’est tout ce qui concerne l’inanimé. Nos modèles de société perturbent les espèces, mais aussi la géologie : par notre extractivisme débridé, nous provoquons des tremblements de terre, nous modifions la géologie et nous inscrivons nos déchets nucléaires et plastiques dans les strates terrestres. Nous menons aussi une guerre géologique.

Pourquoi ce « nous » ambivalent qui mêle destructeurs et résistants ?

Nous sommes pris dans des effets de système, mais ce « nous » ambivalent est ce dont nous avons à nous défaire. On voit éclore des mouvements sociaux, des expériences qui manifestent le désir et la possibilité de déserter ce monde pour en inventer d’autres et préserver la possibilité d’un futur. Désigner les coupables des catastrophes en cours – coupables qui ne sont pas forcément des personnes mais des infrastructures meurtrières – est un premier pas vers la sortie de l’ambivalence. Nous ne pouvons plus négocier avec les forces destructrices. Nous avons peu de temps pour arriver aux basculements nécessaires. Cela passe aussi par des refus simples et des actes de désobéissance active.

Vous refusez de personnifier la Terre mais, dans votre livre, elle vous répond. Ou plutôt, vous vous projetez dans sa voix. Est-ce que sa réponse vous bouscule ou vous réconforte ?

J’ai tenu à éviter une orientation animiste. La Terre dit bien que c’est moi qui tiens la plume. C’est une sorte de projection philosophique. J’ai voulu mettre en scène le fait qu’elle m’avait bousculée, espérant un bousculement du même ordre pour les lectrices et lecteurs. Elle a renversé ma croyance que les humains étaient maîtres de leur destin. L’histoire humaine croise la sienne. Et nous l’avons ignorée, je l’ai ignorée, jusqu’à ce que j’apprenne des historiens des sciences, des climatologues, des philosophes et des naturalistes, et que je mette en relation événements historiques et changements climatiques. Aujourd’hui, des savoirs enfouis émergent et relient nos histoires communes. Il est temps de nous en saisir.


Geneviève Azam Enseignante-chercheuse à l’université Toulouse-II Jean-Jaurès.

Lettre à la Terre. Et la Terre répond, Geneviève Azam, Seuil, 192 pages, 17 euros.

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