Le corps libéré

Le Festival d’automne consacre un « Portrait grand format », riche de nombreux événements, à l’Américain Merce Cunningham, qui a radicalement renouvelé l’art chorégraphique.

Jérôme Provençal  • 24 septembre 2019 abonné·es
Le corps libéré
© photo : Merce Cunningham et le musicien John Cage ont noué une intense relation artistique. crédit : James Klosty

Né en 1919 et mort en 2009, en restant actif jusqu’au bout, Merce Cunningham – dont la vivacité d’esprit n’avait d’égale que celle de corps – a traversé près d’un siècle et a inscrit une empreinte indélébile dans le domaine de la danse contemporaine. Ayant très tôt démontré une agilité et une dynamique physiques peu communes, il apprend les claquettes durant son adolescence dans sa (petite) ville natale, Centralia (Washington). Aux abords de la vingtaine, il vient s’installer à New York afin de s’y aguerrir véritablement comme danseur auprès de Martha Graham, grande dame de la « modern dance ».

Trop à l’étroit dans le cercle pédagogique de la prêtresse Graham, il le quitte en 1945 pour développer sa propre recherche chorégraphique. À cette époque, il fait la rencontre déterminante du très anticonformiste musicien et plasticien John Cage, autre figure majeure de l’avant-garde du XXe siècle. Unis à la ville comme à la scène, les deux hommes vont nouer une intense relation artistique à laquelle mettra seulement fin la mort de Cage en 1992.

Sous l’influence de son compagnon, qui accorde une place primordiale au hasard dans la vie et dans l’art, Cunningham va se livrer à une déconstruction radicale de la pratique chorégraphique, notamment en introduisant une part essentielle d’aléatoire dans le processus de création. En outre, qu’il travaille avec Cage ou d’autres compositeurs, il dissocie danse et musique, les deux se développant séparément sans que l’une doive illustrer l’autre.

Dans le même geste, éminemment novateur, il libère la chorégraphie de toute astreinte dramaturgique classique (plus de narration ni de psychologie) et fait éclater l’espace scénique. « J’ai choisi d’ouvrir l’espace, de le considérer en tout point égal, chaque endroit occupé ou non par quelqu’un devenant aussi important que n’importe quel autre (1). » Fondée sur une éthique foncièrement humaniste, cette conception de l’espace de représentation, exempte de tout rapport hiérarchique, confère ipso facto une même valeur à chaque interprète et à chaque mouvement. Sans point central obligé, elle laisse par ailleurs toute latitude au regard du spectateur, lui offrant ainsi une forme de liberté – dont il faut apprendre à user.

« Aujourd’hui je vois Merce Cunningham comme le chorégraphe moderne le plus important, mais ça n’a pas été d’emblée une évidence pour moi, déclare Yorgos Loukos, directeur artistique du Ballet de l’Opéra de Lyon, qui compte cinq pièces de Cunningham à son répertoire (2). Les premières pièces que j’ai pu voir de lui, lorsque j’étais encore un jeune danseur classique, m’ont plutôt dérouté – comme la plupart de mes autres condisciples. Petit à petit, nous avons réalisé qu’il avait vraiment changé la danse en profondeur, notamment par le recours à l’abstraction : les danseurs n’incarnaient plus des personnages, ne portaient plus une intrigue mais se présentaient avant tout comme des corps humains effectuant sur scène des mouvements et des actions sans signification apparente. »

Fréquentant régulièrement à partir de 1948 le Black Mountain College, fameuse université expérimentale située en Caroline du Nord et ouverte aux expériences artistiques les plus aventureuses, le chorégraphe américain y fonde en 1953 la Merce Cunningham Dance Company. À géométrie variable, intégrant aussi des compositeurs (à commencer, bien sûr, par John Cage) et des plasticiens (notamment Robert Rauschenberg), la compagnie va beaucoup évoluer au fil du temps et des nouvelles orientations voulues par Cunningham.

Sa première tournée hors des États-Unis, en Europe et en Asie, date de 1964 et marque le début de la reconnaissance internationale. La compagnie est dissoute fin 2011 après une ultime tournée. Désormais maintenu vivant par d’autres compagnies ou institutions, le répertoire de Merce Cunningham comprend plus de deux cents pièces et quelque huit cents « Events », happenings chorégraphiques constitués de fragments de pièces et conçus spécifiquement pour des lieux de représentation inhabituels : un corpus considérable, d’une richesse inépuisable.

L’année 2019 marque à la fois le dixième anniversaire de la mort de Cunningham et le centième anniversaire de sa naissance. À cette double occasion, faisant suite à l’hommage important que lui a rendu le festival Montpellier Danse en début d’été, le Festival d’automne – qui l’a accueilli dès sa première édition, en 1972, et l’a suivi fidèlement jusqu’en 2009 – consacre un « Portrait » au chorégraphe américain. Déployé sur près de trois mois, ce « Portrait grand format » démarre au Centre national de la danse avec La Fabrique, un week-end sous forme de « chaos organisé », axé sur la relation entre Cunningham et Cage. Au programme : des performances, une exposition, des projections, des ateliers et des conférences, en particulier la célèbre Conférence sur rien donnée par John Cage en 1949 et réactivée ici par le chorégraphe français Jérôme Bel.

« Je ne sais pas si j’ai été influencé par Merce Cunningham mais je sais que mon travail ne serait pas le même sans lui, dit Jérôme Bel. En outre, j’ai été très marqué par la galaxie Cunningham, c’est-à-dire par tous les artistes qui gravitaient autour de son travail, en particulier son compagnon et plus proche collaborateur, John Cage, ou les peintres, notamment Jasper Johns et Robert Rauschenberg. Tous ces artistes expérimentaux ont été importants pour ma propre pratique artistique. Oui, en fait, la principale influence, c’est celle de l’expérimentation comme valeur cardinale de l’art. Merci Merce. »

Portrait Merce Cunningham, du 28 septembre au 21 décembre, La Fabrique, les 28 et 29 septembre, Centre national de la Danse, Pantin (93). Programme sur www.festival-automne.com


(1) Cité dans La Danse du XXe siècle, Marcelle Michel et Isabelle Ginot, Larousse, 1998.

(2) Trois de ces pièces sont présentées en un même programme durant le Festival d’automne : Summerspace/Exchange/Scenario.

Spectacle vivant
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