Pesticides : Des maires en pétard
Dans le sillage de Daniel Cueff à Langouët, des villes et des villages interdisent les épandages à proximité des habitations. L’État conteste les arrêtés pour plaire aux agriculteurs conventionnels, mais au mépris du principe de précaution et de la santé publique.
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Pour ses innombrables soutiens, il est le « maire courage » qu’ils attendaient. Pour les agriculteurs conventionnels voisins de sa commune, ce serait plutôt « le shérif ». « Je me demande si je ne préfère pas qu’on m’appelle shérif finalement », glisse Daniel Cueff, taquin, lors d’une rencontre avec des Parisiens tout acquis à sa cause. Si la politique de Langouët est écologique depuis plus de vingt ans, le maire de cette commune bretonne de 602 habitants est devenu depuis cet été le symbole des maires assumant de faire passer la santé de leurs concitoyens avant les enjeux électoraux et les lobbys agricoles. Le 18 mai, il promulgue un arrêté municipal interdisant l’épandage de produits phytopharmaceutiques « à une distance inférieure à 150 mètres de toute parcelle cadastrale comprenant un bâtiment à usage d’habitation ou professionnel ». La préfète d’Ille-et-Vilaine lui demande de le retirer, le jugeant « entaché d’illégalité », car l’encadrement de ces produits est une compétence nationale. Le maire refuse au titre de ses pouvoirs de police générale en cas de circonstances particulières ou de péril imminent, et se retrouve poursuivi devant le tribunal administratif. Son arrêté est suspendu.
Dans son sillage, des édiles de toutes étiquettes politiques prennent la même initiative, selon la situation de leur commune : certains adaptent la distance, visent uniquement le glyphosate, d’autres étendent à tous les pesticides de synthèse… Parempuyre, près de Bordeaux, Murles (Hérault), Épron (Calvados), Val-de-Reuil (Eure), Trélon, Ohain et Villeneuve-d’Asq dans le Nord, Antony, Arcueil, Le Perray-en-Yvelines, Us en Île-de-France… Et le président du conseil départemental du Val-de-Marne a même signé, au nom du principe de précaution, un arrêté interdisant « l’usage de produits phytopharmaceutiques contenant du glyphosate ou des perturbateurs endocriniens sur tout le territoire val-de-marnais ». La liste des élus s’allonge chaque jour, et le risque d’être poursuivi par l’État ne les effraie pas, à l’image de Paulette Deschamps, maire (PS) du Perray-en-Yvelines. Pour Corinne Lepage, son avocate et présidente de Justice pesticides, les arrêtés sont « légitimes et légaux » : « Les préfets rétorquent que le sujet des pesticides relève du pouvoir spécial de l’État. Mais quand celui-ci ne l’utilise pas, on retombe dans le pouvoir général, donc la responsabilité des maires, surtout quand la santé des riverains est en jeu ! » Dans l’Hérault, seule la commune de Murles a pris cet arrêté pour le moment. Un engagement évident pour sa maire, Clothilde Ollier, également infirmière aux urgences de Montpellier. Elle se souvient de ses premiers pas en maternité. « Quand des bébés micropénis naissaient, tout le monde me disait que c’était normal car c’étaient des fils de vignerons, alors que non, ce sont des malformations liées à des produits ! », s’indigne-t-elle.
Faille juridique
Ces questions de santé publique sont également présentes en ville. Lors d’une balade dans les rues de Sceaux (Hauts-de-Seine), Florence Presson, adjointe au maire en charge de l’environnement, se souvient avoir éternué soudainement puis avoir eu les yeux qui piquent. En s’approchant de la résidence qu’elle longeait, elle s’aperçoit que les espaces verts sont traités avec des produits dont elle ignore tout. D’autres Scéens et Scéennes s’interrogent également et alertent la mairie. L’équipe municipale se replonge dans les textes de la loi Labbé, qui interdit l’utilisation de pesticides chimiques de synthèse aux particuliers (depuis 2019) et aux collectivités territoriales, établissements publics (depuis 2017) pour l’entretien des espaces verts, terrains de sport, cimetières, promenades, voiries… Elle découvre une faille : les espaces verts au sein des copropriétés ne sont pas concernées. Or le cœur de ville de Sceaux compte 150 résidences. Philippe Laurent, maire UDI et secrétaire général de l’Association des maires de France, décide alors de prendre un arrêté le 20 mai, sur le modèle de Dijon, qui interdit « l’utilisation de tout produit contenant du glyphosate et autres substances chimiques, notamment ceux contenant des perturbateurs endocriniens ». Mais avant de prendre cet arrêté, des réunions ont été organisées avec les propriétaires pour les informer des alternatives existantes : laisser un peu d’espace vierge, mettre des plantes vivaces demandant moins d’entretien que des rosiers, remplacer les produits par de l’eau chaude, mettre du paillage… « Notre premier objectif était d’inciter les copropriétés à se demander quels produits utilisent les entreprises, ajoute-t-elle. La ville de Sceaux se félicitait d’être zéro phyto depuis plus de dix ans, mais en fait c’est faux à cause de cette faille, et nous ne le savions pas », s’indigne Florence Presson. « C’est très important que des villes hors milieu rural comme Gennevilliers, Malakoff ou Sceaux nous soutiennent et prennent aussi des arrêtés, car cela montre bien que ce ne sont pas les agriculteurs qu’on vise, mais bien les produits et les pratiques », souligne le maire breton.
Lors de la visite d’une ferme à deux pas de Langouët, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, a accusé Daniel Cueff de s’être « offert une pub à pas cher » et l’ensemble de maires ayant pris des arrêtés, d’élargir « le fossé entre les agriculteurs et la population ». Or, pour la plupart des élus, notamment des communes rurales, c’était l’occasion d’ouvrir le dialogue et de proposer un compromis aux agriculteurs conventionnels. « Est-ce que 150 mètres sur un champ peut permettre la transition agricole ? Certains affirment que ça enlèverait 20 à 30 % de leur surface agricole, donc un gros manque à gagner. C’est faux. Cela permettrait de sanctuariser cette petite parcelle pour tester de nouvelles formes d’agriculture et de répondre à des objectifs publics, notamment ceux du gouvernement Philippe, qui compte atteindre 15 % de surface en agriculture biologique d’ici à 2022 [NDLR : 6,5 % en 2018] », affirme Guillaume Riou, président de la Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab). « Le débat n’est pas clos, au contraire, il ne fait que commencer. Il y a vingt ans, un combat semblable s’est engagé contre les OGM avec des arrêtés pris, retoqués, des faucheurs volontaires mobilisés… Et nous avons gagné, souligne Jacques Caplat, agronome et secrétaire général d’Agir pour l’environnement. Nous répétons que nous ne sommes pas contre les agriculteurs, nous voulons remettre ce métier dans le sens de l’histoire. »
Mesures incomplètes
À la place d’annonces coup de poing tant espérées, le gouvernement a une fois de plus dégainé sa tactique préférée : gagner du temps. De façon tout à fait contradictoire, les ministres en charge de ce dossier (Santé, Agriculture et Écologie) ont d’abord annoncé fixer à 5 mètres (pour les cultures basses comme les céréales) et à 10 mètres (pour les cultures hautes comme la vigne) la distance entre les habitations et les zones d’épandage de pesticides dans leur projet de décret prévu pour le 1er janvier 2020. Puis, ils ont lancé une consultation publique du 9 septembre au 1er octobre, sur « le modèle du grand débat », pour nourrir ce texte. Or, cette consultation n’est que l’application stricte du code de l’environnement lorsque des décisions sont susceptibles d’avoir une incidence sur l’environnement. Une façon très personnelle de ne pas avoir « l’écologie timide », comme le clamait Brune Poirson, secrétaire d’État à la Transition écologique, lors des universités d’été de La République en marche.
Les antipesticides ne se font pas d’illusions sur le contenu du prochain texte ministériel, au regard des références utilisées par les annonces du gouvernement. Le rapport de l’Anses pris comme base de réflexion avoue lui-même s’appuyer sur des données des années 1980, donc ne prend pas en compte tous les produits « récents ». De plus, toute la réglementation actuelle ne prend en compte que ce qu’on appelle la dérive, les gouttes retombant de chaque côté de la barre de pulvérisation, mais pas la volatilisation et la retombée dans les poussières des produits toxiques. « Les arrêtés antipesticides pris par les maires ne sont pas de la désobéissance civile : nous sommes dans la légalité républicaine décentralisée la plus parfaite ! En 2003, la Constitution a été modifiée pour que les maires, les collectivités territoriales aient plus de pouvoir. Et une directive européenne de 2009 demande à ce qu’on protège les populations vulnérables exposées à long terme, dont les riverains. L’État français n’a pris que des mesures incomplètes, en protégeant seulement les écoles et les établissements de soin à 5 mètres », détaille Aline Read, porte-parole de l’association Ragster, qui apporte une aide juridique aux maires pour la rédaction des arrêtés. En respectant le délai de deux ans pour mettre en place une directive européenne, l’État français aurait dû prendre des mesures dès 2011. Face au néant politique, des associations écologistes ont décidé d’agir, d’abord auprès des préfets en leur demandant de prendre des arrêtés protecteurs. Un arrêté est pris en mai 2017, mais le jugeant pas assez protecteur, quelques associations (Générations futures, Eaux et rivières de Bretagne, Solidaires…) l’attaquent devant le Conseil d’État. Le 26 juin dernier, celui-ci l’annule, le jugeant insuffisant. « Quelle a été la réaction de l’État en 2017 ? Il a résisté, contesté chaque point soulevé par les associations. En 2019, la plus haute juridiction française lui dit de revoir sa copie. Ce qu’on lira dans le futur arrêté ministériel ne sera que la conséquence de cette pression venant de la justice, des associations, des victimes de pesticides, et des maires ! », affirme Me François Lafforgue, l’un des avocats coauteur du recours devant le Conseil d’État. Les maires rebelles ont en quelque sorte anticipé le Conseil d’État.
Principe de précaution
Au qualificatif de « maires rebelles », Brigitte Reynaud préfère celui de « maires responsables », car sa priorité absolue reste depuis trois mandats de protéger les habitants de sa commune de Revest-des-Brousses (Alpes-de-Haute-Provence). Située à la lisière du parc du Lubéron, le village de 288 habitants est entouré de champs de blé et de lavandin, copieusement aspergés de produits chimiques avant et après la récolte. Et la majorité des haies pouvant faire office de barrière naturelle ont été arrachées. Des pratiques agricoles en contradiction avec la philosophie de la commune, qui a ouvert une épicerie communale, bio et locale, et permet aux habitants de cultiver les jardins partagés à condition que ce soit en bio. « Je souhaitais prendre un arrêté pour protéger les habitations, les captages, les cours d’eau qui sont près des champs, mais je ne trouvais pas de modèle d’arrêté irréprochable. J’ai trouvé celui du maire de Langouët très bien argumenté, alors je l’ai repris tout en l’adaptant à ma commune. » Le 12 juillet, le conseil municipal vote l’interdiction de toute utilisation de produits phytopharmaceutiques avec un périmètre de 500 mètres. Des mesures plus restrictives que celles d’autres communes en raison des vents très forts soufflant en haut de la plaine, là où se situent la majorité des exploitations. Même si la préfecture lui a donné deux mois pour annuler sa décision, Brigitte Reynaud reste déterminée à aller jusqu’au tribunal administratif s’il le faut. « J’ai encore envie de rêver sur cette Terre, alors protégeons la santé publique grâce au principe de précaution ! En proportion des responsabilités qu’endossent les maires, je ne comprends pas pourquoi on nous dit que nos arrêtés sont illégaux. J’invite les ministres à venir passer un peu de temps dans les habitations en bordure de champs quand il y a des épandages. »