Secrets d’une famille russe
Troisième opus d’une tétralogie de Sergueï Lebedev, Les Hommes d’août mêle enquête et chronique pour questionner l’héritage de la période soviétique.
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La famille, pour Sergueï Lebedev, est une montagne forable, explorable à l’infini. Géologue de formation, le jeune auteur russe s’y attelle depuis son premier roman, La Limite de l’oubli, traduit en français par Luba Jurgenson et publié en 2014 chez Verdier.
L’éditeur à la couverture jaune abrite aussi le livre suivant, L’Année de la comète (2016), et celui qui vient de paraître, Les Hommes d’août, dont le prologue lyrique, plein d’une emphase où l’on peut déceler une certaine ironie, relate un événement déjà évoqué dans le volume précédent : la chute de la statue de Félix Dzerjinski, le fondateur de la police soviétique, le 24 août 1991, qui marque la fin du régime communiste et l’effondrement de l’empire soviétique.
Sergueï Lebedev, qui n’avait alors que 10 ans, fait dire à son double littéraire que tous partageaient alors « l’impression que le nouveau pays naissait ici et maintenant ». Qu’« il suffirait d’un petit effort pour se débarrasser de notre triste et sombre héritage ». Espoir de courte durée.
Après cette brève entrée en matière, on retrouve l’un des personnages centraux des deux autres romans de Lebedev : grand-mère Tania, qui dès les premières pages des Hommes d’août remet à son petit-fils un cahier auquel elle a consacré de nombreuses années. Une sorte de chronique où le narrateur espère trouver la réponse aux nombreux mystères que recèle son histoire familiale. Surtout celui qui concerne son grand-père Mikhaïl, disparu sans laisser de traces.
C’est donc par une investigation littéraire que commence le récit. Par l’analyse d’un texte dont rien ne nous est révélé directement, et dont le lien au réel sera questionné tout au long du roman, qui ne tarde pas à s’éloigner des rivages de l’intime, du réalisme, pour aborder ceux de la littérature de genre.
Épique, toujours à la limite du délire, du fantastique, le conte tel que le pratique l’auteur a valeur initiatique. Grâce à lui, son narrateur se construit. Il colmate les lacunes de sa généalogie, approche le passé d’un pays dont la mémoire a été largement effacée et réécrite en haut lieu. Il y mêle lui-même son imaginaire plein de voyages, de trafics et de complots, tout en gardant l’esprit très scientifique dont il fait preuve dans sa recherche initiale.
Si le rapport de cet explorateur à la géologie est plus lointain que dans les deux premiers volumes de la tétralogie (est seulement mentionnée au début du roman une expédition amateur), il entretient une relation étroite au paysage, qu’il décrit comme une construction humaine, historique. Comme « le produit d’une vision » forgée par les aléas des guerres, des dictatures et autres violences, ou par leur absence.
Chez Sergueï Lebedev, « la rivière, les arbres, les collines, ces unités élémentaires qui fondent l’image de la nature » sont une forme d’écriture. Ils sont des signes que décrypte le petit-fils de grand-mère Tania – le prénom du narrateur n’étant jamais cité, il n’est défini que par sa place dans sa famille à trous – afin de cerner ce qui sépare la Russie de sa jeunesse, celle de Gorbatchev et de la Perestroïka, de celle de ses aïeux. Et des aïeux de nombreuses autres personnes dans le même cas, qui font appel à lui pour percer des secrets similaires. Pour expliquer d’autres silences.
Plus il prend une dimension collective, plus Les Hommes d’août accède à la mythologie. Prononcée par un témoin-oracle que le héros rencontre au seuil de ses traversées multiples, la phrase « Ne cherche pas des vivants, cherche des morts » est l’un des fils conducteurs de ce récit foisonnant. De sa série d’énigmes peuplées de protagonistes louches. De vivants aux airs d’êtres d’outre-tombe, et inversement.
Vladimir Poutine a beau ne jamais être explicitement nommé dans le passionnant dédale de Lebedev, tout ramène à son gouvernement. Jusqu’à la manière dont le narrateur procède pour obtenir la vérité. En adoptant souvent les stratégies et les armes de l’ennemi. Jusqu’à la façon dont il construit son récit, où les fausses pistes côtoient les vérités de si près qu’elles se confondent. De même que les époques, qui se suivent et se ressemblent.
Les Hommes d’août, Sergueï Lebedev, traduit du russe par Luba Jurgenson, Verdier, « Poustiaki », 320 pages, 22,50 euros.