Une implacable enfant dans un jeu de dupes
La croisade de la jeune Suédoise Greta Thunberg bouscule une diplomatie mondiale impuissante à résoudre la crise climatique.
dans l’hebdo N° 1570 Acheter ce numéro
Greta Thunberg, « personnalité de l’année 2019 » du prestigieux Time Magazine ? On s’y prépare tant la figure de la jeune militante suédoise rayonne sur l’actualité la plus chaude de l’époque – le dérèglement climatique. Sa candidature a été déposée pour le prix Nobel de la paix. L’intérêt de ces supputations ne tient pas au prestige de telles onctions, mais à l’incontestable et étonnante influence exercée par une adolescente encore parfaitement inconnue il y a un an.
Le monde découvre ce visage rond de 15 ans encadré de nattes en décembre 2018, à la tribune du sommet climatique annuel de l’ONU (COP) tenu à Katowice en Pologne. Sa dénonciation est cinglante : « Notre biosphère est sacrifiée pour que les riches des pays comme le mien puissent vivre dans le luxe. Ce sont les souffrances du plus grand nombre qui paient pour le luxe du plus petit nombre. Et si les solutions au sein du système sont impossibles à trouver, nous devrions peut-être changer le système lui-même. » Son interpellation en évoque une autre, celle que Severn Cullis-Suzuki lançait « au nom de toutes les générations à venir » au Sommet de la terre de Rio en juin 1992. L’interpellation poignante de la militante canadienne, alors à peine plus jeune que Greta Thunberg, n’a pourtant survécu que comme une enluminure historique. La postérité de la militante suédoise est d’ores et déjà sans commune mesure. Autre époque : depuis la décennie 1990, les feux du libéralisme économique, poussés à fond, ont provoqué un emballement sans précédent de la crise climatique. Autre personnalité également.
La carrière de personne publique de Greta Thunberg commence fin août 2018. La Suède vient de vivre l’été le plus chaud de son histoire contemporaine. L’adolescente, végane et décroissante, décide alors de sécher la classe les vendredis pour aller s’asseoir, seule, devant le Parlement national avec sa pancarte « Skolstrejk för klimatet » : grève de l’école pour le climat. Car à quoi bon étudier pour préparer son avenir s’il est autant compromis par le dérèglement climatique ? Treize mois plus tard, plus de 4 millions de jeunes ont défilé dans 160 pays, ralliés au mouvement « Fridays for future » (Des vendredis pour le futur) qu’elle a lancé au sommet de Katowice. Greta Thunberg a depuis entamé une véritable croisade climatique, « parce que les gouvernements ne font pas leurs devoirs à la maison ». D’abord en Europe, pendant ses vacances. Elle refuse de prendre l’avion, circulant de longues heures en train. Reçue un peu partout, elle prend la parole devant des parlementaires britanniques, français et de l’Union européenne, rencontre des chefs d’État, dont Emmanuel Macron, interpelle le gratin du monde économique planétaire lors du traditionnel forum de Davos en Suisse. Insensibles aux congratulations convenues, elle déclare, dans un anglais parfait : « Je ne veux pas de vos discours “pleins d’espoir”, je veux que vous paniquiez. Je veux que vous viviez la peur que je ressens tous les jours. Je veux que vous agissiez comme si la maison était en feu – et c’est le cas. »
Ceux qui la prenaient pour une gamine touchante prennent une claque. Le contraste cru entre son air juvénile et le tranchant de sa parole déstabilise les sérails adultes. Des rangs conservateurs fusent un florilège de commentaires ad hominem oscillant entre la maladresse et l’insulte, l’agacement et la haine. En France : « Elle fait songer à ces poupées en silicone qui annoncent la fin de l’humain et l’avènement du posthumain » (Michel Onfray), « Gourou apocalyptique » (Guillaume Larrivé), « Prophétesse en culottes courtes » (Julien Aubert), « Dangereuse propagande de l’infantilisme climatique » (Pascal Bruckner), « Dommage que la fessée soit interdite, elle en mériterait une bonne » (Emmanuelle Ménard), etc. On la soupçonne d’être une marionnette manipulée par des lobbys verts mais aussi d’être « profondément dérangée » (Andrew Bolt, éditorialiste australien), allusion explicite au syndrome d’Asperger dont elle a été diagnostiquée à l’âge de 11 ans. Cette forme d’autisme, pas nécessairement considérée comme un handicap, peut se manifester par un surinvestissement dans un centre d’intérêt – que l’adolescente revendique clairement dans son cas. Jeune, femme, « différente » : Greta Thunberg, loin d’être déstabilisée par ce ciblage, juge ces déferlements révélateurs de la pertinence du message lancé par les jeunes en grève climatique.
Depuis septembre, elle a entamé une année sabbatique dans le but de peser de son influence un peu partout sur la planète. Elle traverse l’Atlantique en voilier, rencontre Barack Obama : « Tu es en train de changer le monde. » « Personne n’est trop petit pour cela », répond-elle. À New York, elle participe notamment au sommet climatique organisé à partir du 23 septembre par l’ONU. Elle y cingle la soixantaine de chefs d’État réunis d’un discours à l’intensité encore jamais atteinte, le visage déformé d’une rage intérieure. « Vous avez volé mes rêves et mon enfance avec vos paroles creuses […]_. Je fais pourtant partie de ceux qui ont de la chance. Les gens souffrent, ils meurent. Des écosystèmes entiers s’effondrent, nous sommes au début d’une extinction de masse, et tout ce dont vous parlez, c’est d’argent, et des contes de fées d’une croissance économique éternelle ? Comment osez-vous ? »_
La force de la parole de Greta Thunberg tient à sa franchise brutale, mais plus encore à la légitimité de son porte-parolat. « Je devrais être à l’école, de l’autre côté de l’océan. » De nombreux jeunes en témoignent : sa croisade a cristallisé chez eux la conscience de l’insupportable hold-up organisé sur leur avenir par les générations au pouvoir depuis quelques décennies.
La diplomatie au bulldozer de la jeune Suédoise fonctionne à ce jour sur la volonté simple de provoquer un électrochoc. Cependant émerge une construction politique derrière le cri. La poussée du vote écologiste enregistrée dans les pays de l’Ouest du continent, lors du scrutin européen de mai dernier, est à mettre au compte du vote « jeune » et de l’influence exercé sur les adultes par leur mobilisation. Ces nouveaux militants s’organisent un peu partout pour penser le monde de demain, comme on le voit autour de la mouvance Youth for Climate en France, revendiquant d’être reconnus comme des acteurs politiques à part entière. Aux Nations unies, leur délégation a réclamé une place pour eux dans les processus de décisions qui concernent leur avenir. Au Danemark, il existe aujourd’hui un conseil consultatif de jeunes auprès du gouvernement sur les questions climatiques. « Nous commençons à comprendre votre trahison, le monde se réveille, et le changement arrive, que cela vous plaise ou non », concluait Greta Thunberg à New York, devant une grande salle de l’Assemblée générale des Nations unie contrainte d’applaudir chaudement.