3 questions sur la folie financière
Trois économistes analysent la situation économique mondiale.
dans l’hebdo N° 1574 Acheter ce numéro
Jézabel Couppey-Soubeyran
Maître de conférences à Paris-I-Panthéon-Sorbonne, conseillère éditoriale au Cepii.
La finance est-elle sous contrôle ?
Des réformes ont été conduites après la crise de 2007-2008. Elles vont plutôt dans le bon sens, mais ne sont pas allées suffisamment loin. La régulation financière reste conçue comme un pare-chocs censé amortir des aléas qui tomberaient du ciel, alors que les crises sont en réalité le produit des dysfonctionnements du système financier. On s’enfonce dans une sophistication toujours plus technique des instruments de régulation, alors que des règles à la fois plus simples et plus strictes aideraient davantage à prévenir le risque systémique. Les régulateurs, comme les gouvernements, sont encore sous l’emprise du discours du lobby bancaire selon lequel une plus grande stabilité financière réduirait nécessairement la performance du système financier. Et aujourd’hui, au mieux, on ne fait plus rien pour réguler la finance ; au pire, comme aux États-Unis, on commence à défaire ce qui a été fait.
Les garde-fous ne sont donc pas suffisants et nous ne savons pas aujourd’hui où nous en sommes du cycle financier. Après la crise de 2007-2008, nous nous attendions à observer une phase de repli qui ne s’est pas matérialisée durablement. Le ralentissement, dans un premier temps, a rapidement laissé place à une légère hausse. Ces évolutions sont assez contrastées selon les pays mais, globalement, les États, les entreprises et les ménages ont continué de s’endetter, et ce d’autant plus facilement que les taux sont très bas, voire négatifs. Tous les voyants sont aujourd’hui plutôt au rouge et les fragilités d’avant crise sont toujours bel et bien présentes.
Dominique Plihon
Économiste, membre du conseil scientifique d’Attac et des Économistes atterrés.
Comment décélérer ?
Il faut commencer par s’attaquer aux acteurs qui ont été à l’origine du gonflement de la bulle financière mondiale. En premier lieu les banques centrales, qui ont injecté une énorme quantité de liquidités dans le système bancaire pour éviter son effondrement, alors que c’est lui qui était à l’origine de la crise financière de 2008. Cet argent est allé nourrir les bulles sur les marchés immobiliers et financiers, préparant la prochaine crise. Ce pouvoir de création monétaire devrait être limité et ciblé sur les activités contribuant à la transition écologique et sociale. Il faut également limiter la capacité des mégabanques (BNP Paribas, BPCE, Crédit agricole, HSBC, etc.) d’utiliser notre épargne et les prêts de la Banque centrale européenne pour spéculer. Notamment en séparant les activités de dépôt de celles d’investissement. Cela avait été fait avec succès aux États-Unis et en France à la suite de la crise des années 1930.
Il est également indispensable de recréer une réglementation de la finance. Il faut revenir sur la liberté de circulation des capitaux dans le monde, qui a conduit à la domination de la finance, et taxer les transactions financières (taxe Tobin) pour que la spéculation soit moins rentable. Les profits distribués sous forme de dividendes devraient être davantage taxés que les profits alloués à des investissements créateurs d’emplois. Les mesures fiscales qui donnent une prime aux activités financières (suppression de l’ISF, flat tax sur les revenus financiers) devraient être supprimées.
Yamina Tadjeddine
Professeure de sciences économiques à l’université de Lorraine, chercheuse au Beta.
Quel impact la folie financière a-t-elle sur la vie réelle ?
La domination grandissante de la finance sur le système économique entraîne un déploiement des logiques propres à ce nouveau régime d’accumulation : la primauté du court terme sur le long terme, le privilège du droit actionnarial et du droit des créanciers sur les droits sociaux ou même le droit des entreprises, la quête obsessionnelle de liquidités qui engendre une gestion comptable au plus serré dans les entreprises.
Le régime financiarisé porte en lui les racines de son instabilité. La quête de la rentabilité maximale à court terme favorise le recours au crédit et au placement des capitaux sur les produits jugés les plus performants au prisme des valeurs financières. L’argent des retraites américaines, l’épargne des ménages français ou les recettes de la vente d’énergie sont ainsi inexorablement dirigés vers les places financières de la Triade (États-Unis, Europe, Japon). C’est tout le système économique qui est donc connecté aux marchés financiers.
Mais, un jour, la spirale vertueuse cesse, la chute des cours survient. Cela fait fondre le patrimoine investi et les banques en difficulté rationnent le crédit : elles ne jouent plus leur rôle de financement de l’économie. Les entreprises comme les ménages voient alors fondre leur patrimoine, et leurs revenus chutent, mais leurs obligations de remboursement perdurent. L’instabilité financière amplifie les cycles économiques aussi bien lors des phases de croissance que lors des phases de repli. Elle marque également nos vies par l’emprise du crédit et la dépendance des entreprises à l’éthos financier.