À l’ancre des rêves
Je suis au pays avec ma mère nous accueille dans la vie intérieure de Cédric, adolescent en exil. Une collaboration entre la psychothérapeute Irène de Santa Ana et la dessinatrice Isabelle Pralong.
dans l’hebdo N° 1572 Acheter ce numéro
Tout commence par une histoire de voisinage. La psychothérapeute Irène de Santa Ana parle avec la dessinatrice Isabelle Pralong : elle a aimé sa bande dessinée intitulée Oui mais il ne bat que pour vous (1). Elle-même a écrit un article sur un jeune exilé dont le procédé – rêve-réalité et dedans-dehors – est le même que celui de la bande dessinée. Elle le lui confie. Six mois plus tard, après avoir lu l’article, Isabelle Pralong contacte Irène de Santa Ana. Ensemble, pendant trois ans, elles vont dessiner et écrire Je suis au pays avec ma mère.
Mais peut-être que tout commence par un travail thérapeutique. Cédric, adolescent migrant non accompagné, est suivi par Irène de Santa Ana à Appartenances. Cette association propose, en Suisse, une aide spécialisée à des personnes présentant une souffrance psychique en lien avec la migration et/ou un vécu de guerre, de torture ou d’autres formes de violence collective. « Une attention particulière est accordée à la culture d’origine des patients, à leur vécu migratoire, ainsi qu’à leurs conditions de vie en Suisse. » Pendant huit ans, Cédric et Irène de Santa Ana vont se rencontrer régulièrement. Un suivi au long cours que permet Appartenances, qui n’y met pas un terme à l’obtention de la majorité, contrairement à nombre de structures européennes.
À moins que tout ne commence par l’arrivée de Cédric en Europe, les demandes d’asile refusées. Ou son emprisonnement en Afrique, la mort de son père, de sa sœur, de sa mère. Voire quand il a été nommé à l’âge de sept jours, fêté à sept ans. Quand il s’est mis à rêver, quand il s’est mis à y réfléchir et à en parler. Une certitude, pourtant : Je suis au pays avec ma mère est né de rencontres puissantes et de longs cheminements. Et c’est ainsi que ce livre nous accueille, d’un pas lent et décidé, dans la vie intérieure d’un garçon aux rêves vibrants.
Les rêves. Pas les papiers ni les politiques migratoires. Pas l’exil, le voyage et leurs traumas. Ni la clandestinité forcée et ses violences, la peur de l’emprisonnement ici ou là-bas. Pas même les comparaisons entre ici et là-bas. Non, les rêves, le fil ténu, incontrôlable, qui tient Cédric d’une seule pièce. Qui nous le rend à nouveau ni migrant ni étranger mais enfant comme nous l’avons été et personne en devenir. Aux rêves, nous nous sommes tous frottés et tous nous en avons senti la force magique. Ce sont eux qui nourrissent Je suis au pays avec ma mère.
« Des histoires comme celle de Cédric, il en existe malheureusement beaucoup d’autres. Mais la sienne est extrêmement singulière par le travail qu’il faisait sur les rêves, explique Irène de Santa Ana. Il était pris dans une quête existentielle où se croisaient sa construction identitaire au pays [Cédric est peul et musulman par sa mère, chrétien par son père], la perte de sa mère et le refus de l’asile. Il cherchait une explication à ce destin et donc un sens à sa vie et venait au travail en apportant ses rêves. Le suivi de Cédric m’a mise en souffrance en tant que thérapeute. Toutes les requêtes auprès des services en charge des migrations ont abouti à un “non” répété. J’ai eu besoin d’écrire. C’était une nécessité. Je voulais en faire un témoignage. D’abord auprès de mes collègues – c’est pour ça que j’ai choisi d’écrire l’article “Le garçon qui continuait à rêver” dans Tribune psychanalytique. Je voulais leur dire : “Oui, on peut faire un suivi dans ces conditions-là, même un magnifique travail thérapeutique, et c’est important de le faire.” Je voulais aussi témoigner de ces réalités traversées par les jeunes comme Cédric. Des patients nous font beaucoup avancer dans notre parcours de psychothérapie. Ce n’est pas que j’ai choisi Cédric parmi d’autres pour illustrer mon propos. Non, cela correspondait à une nécessité. »
De son côté, Isabelle Pralong se dit « envahie par toutes ces images, ces rêves […], remplie de l’histoire de Cédric ». Puis elle détaille : « C’est un long processus qui se met en marche pour moi. Mon intuition première fut de mettre uniquement en images les rêves et d’aménager le texte autour. Dans mon atelier, je me rends compte que ce sont les rêves d’un tout jeune homme : ils sont précieux, puissants, fragiles. Alors je me bloque, je pense ne pas être à la hauteur. Et Cédric n’est plus là, même s’il a donné son accord. Pour m’approcher de ce matériau si délicat, je fais pas mal de recherches formelles. Je tourne autour. J’utilise bois, tissu, fil, plexi… J’essaie toute sorte de facettes et de points de vue. Au bout de quelques semaines, je commence à bien voir et entendre ce qui est dit dans ses rêves. Je me sens légitime en portant ce témoignage sans me l’approprier. Je choisis alors un dessin très épuré : deux ou trois couleurs maximum, avec de la gouache diluée ou de l’encre. Cette contrainte graphique m’a libérée : mon trait était au service des rêves. »
Chaque rêve a ses tonalités, plutôt sombres, n’était le blanc de la feuille, très présent : marron et bleu, rouge sang et vert épinard, ocre et terre de Sienne… Les couleurs sont sens et énergie. Le rouge jaillit d’un homme menaçant ; le bleu emplit les silhouettes insensibles. Isabelle Pralong manie fluidité et matière, mise en case alentie ou elliptique, pour sortir un élément de sa banalité quotidienne et l’emplir d’émotion onirique.
« Elle a une finesse intuitive qui convient parfaitement aux rêves », note Irène. « Une fois les rêves bouclés, complète Isabelle, on se rend compte qu’il faut aussi mettre en images les histoires du pays de Cédric, comme de petites charnières dans la structure du livre, et les séances de thérapie sous forme de pictogramme. » Pour rendre sa longueur au temps et leurs strates aux expériences qui ont nourri Je suis au pays avec ma mère.
Je suis au pays avec ma mère, Isabelle Pralong et Irène Santa Ana, éd. Atrabile, 80 p., 18 euros.
(1) Éd. L’Association, 2011, lire Politis n° 1185.