À Nantes, une maison du peuple pour reprendre le contrôle
À Nantes, des gilets jaunes ont transformé un collège désaffecté en un centre d’échange et d’entraide. Plus motivant que les samedis où ils se faisaient gazer, même s’ils risquent l’expulsion.
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Le jaune fluo n’ouvre plus de brèche dans le quotidien des Nantais le samedi. Les manifestations ont peut-être trouvé une impasse. Mais, quand des portes se ferment, certains créent leurs propres ouvertures. Dans la rue du Chapeau-Rouge, à cinq minutes à pied de la place Royale, des parpaings murent l’accès d’un bâtiment, visiblement abandonné. Sur la grande façade délavée, un gilet gigantesque flotte, triomphant. Un peu plus haut, un portail, un klaxon à poire en guise de sonnette, puis un écriteau : « Maison du peuple ». Depuis le 5 octobre, une poignée de militants occupe le collège Notre-Dame-du-Bon-Conseil. Un lieu pour vivre, lutter, converger, trouver du sens.
Sous le préau, une petite table de fortune réunit quelques occupants, tandis que d’autres s’activent à nettoyer et à aménager l’ancienne école. « Ici, contre un peu d’aide, tu peux dormir, manger et boire », expose simplement un homme au visage rond entouré d’une barbe hirsute et d’un bonnet. Renz a 37 ans. Il dit avoir pris un nouveau départ il y a quatre ans, mais reste taiseux sur son passé. Le plus important pour lui reste son engagement présent, « à 300 % pour la Maison du peuple », assure-t-il en hochant la tête. Derrière ce nom, les squatteurs n’inventent rien, mais remettent au goût du jour les expériences passées. Yacine, sa casquette vissée sur la tête – il ne la quitte que pour faire la bise –, explique d’une voix rauque et entraînante : « L’idée, c’est de reproduire le concept de centre social autogéré, comme à Barcelone ou encore à Exarcheia (1)_. »
Si l’adresse est nouvelle, la Maison du peuple s’était déjà fait une place dans la ville des ducs de Bretagne. Fin juillet, des gilets jaunes avaient élu domicile dans une habitation du quartier Doulon, à l’est de Nantes. Pendant trois mois, l’accueil des sans-abri et des exilés, les ateliers d’éducation populaire et l’organisation de débats ont rythmé la vie du lieu. « Nous avons aidé tellement de gens… » lâche Renz, l’air songeur. Près d’une centaine d’après Yacine. « Il y avait une vingtaine de gamins à courir partout, ça faisait plaisir de voir ça. Certains ne parlaient pas beaucoup et là, tu les vois réapprendre à rigoler, ils commençaient même à oser se foutre de ma gueule », s’esclaffe l’homme à la grande barbe.
Le 3 octobre, survient le jugement d’expulsion. « Le juge n’a absolument pas retenu notre utilité sociale », siffle entre ses dents Yacine, avant de poursuivre, dégoûté : « Même le 115 et la mission locale nous envoyaient du monde, alors que nous n’avons pas un rond. Tu te dis : là, il y a un problème. » Moins de deux semaines après, la préfecture intervient pour déloger manu militari les occupants. Une dizaine de camions de CRS sont appelés en renfort. Sur place, ne restaient que dix-huit enfants et leurs mères. Depuis plusieurs jours déjà, les militants se trouvaient dans le collège, comme un défi lancé à la préfecture. L’homme à la casquette ricane, mais il préfère avoir la victoire modeste : « Il fallait absolument relancer la machine. Il faut gérer le moral des troupes. »
Seul le klaxon du portail arrive à couper les conversations dans la cour, avant de déclencher un vif débat pour décider qui va ouvrir. Les inconditionnels de l’ancien squat reviennent donner un coup de main, ou parfois même des nouveaux. Luce en fait partie. Cette jeune voisine de 18 ans vient quotidiennement proposer son aide. « C’est plus calme ici qu’en manif », plaisante l’étudiante en sociologie, avant de critiquer : « Se faire gazer tous les samedis, ça va. Tout le monde n’est pas prêt à se mettre en danger. »
La nuit tombe sur Nantes. Depuis la cour, la lumière d’une des deux ailes du bâtiment transperce l’obscurité. Les affaires reprennent déjà pour la Maison du peuple, deux salles de classe accueillent des ateliers. Dans l’une d’elles se réunit « Nantes en commun », une liste citoyenne pour prendre le pouvoir « par le bas » aux municipales de mars prochain. Dans l’autre, plus étonnant, un historien – qui se révèle être un royaliste – propose un échange sur la Révolution française. Son public, majoritairement des sympathisants communistes ou anarchistes, le taquine gentiment pour le tester. « Nous ne sommes pas d’accord, mais apprends-nous au moins comment tombe un régime », tente Renz, soucieux de mettre fin à une joute verbale sans issue, avant de quitter la pièce.
De retour sous le préau, l’homme au bonnet passe en revue ses camarades, tous venus d’horizons différents. « Ce lieu n’organise pas seulement une émulation politique, la maison permet une convergence humaine », témoigne le trentenaire. Avec ses vingt années d’expérience dans la rue, il se confie inquiet : « Je vois la situation se dégrader, il y a de plus en plus de monde dehors. Ça fait de la concurrence pour survivre, la nuit devient dangereuse. » Un homme de grande taille, toujours debout, un écouteur dans l’oreille, rebondit : « Ils m’ont tous aidé, ils m’ont sorti de la misère et je les respecte énormément pour ça. » Le squatteur expérimenté le désigne du menton : « Djo, quand je l’ai rencontré, il était systématiquement sur la défensive, il ne savait pas y faire socialement. Ça marche comme ça dans la rue. »
Djo a quitté la Martinique depuis deux ans et a connu la galère depuis, avant de rencontrer l’équipe de la Maison du peuple. L’homme s’assoit. « La vie de gangster, l’argent facile, je connais », lâche-t-il, campé sur sa chaise, avant de continuer : « Mais je ne veux plus de ça. Ce lieu m’a permis de refaire le point, de me poser et de me donner une direction… J’espère que ça va durer. » Le risque de l’expulsion plane toujours au-dessus de leur tête. Stéphane Vallée, avocat fort d’une quinzaine d’années d’exercice dans la défense des squatteurs, constate une réactivité accrue dans les évacuations d’occupations illégales. Une intolérance qui rencontre l’incompréhension de Renz : « Nous ne sommes pas les dangereux révolutionnaires que certains décrivent. »
Les occupations semblent connaître un nouveau souffle en France cependant. En témoigne une banderole brandie lors de l’occupation du centre commercial Italie-2 à Paris : « Détruisons les palais du pouvoir, construisons les maisons du peuple. » Renz, le regard en coin souligné par un sourire, se souvient : « Tu ne peux même pas imaginer comment j’étais heureux quand j’ai lu ça. » Le 17 janvier déjà, l’assemblée des assemblées à Commercy invitait les gilets jaunes à ouvrir des lieux aux quatre coins de la France. L’appel semble avoir trouvé sa réponse. À plusieurs, les squatteurs autour de la table s’exercent à recenser les villes où des « maisons » ont ouvert leur porte. Auxerre, Tours, Saint-Nazaire, La Roche-sur-Yon, Ancenis, Marseille, Lorient, Caen, Bordeaux…
« C’est ça le plus important, si ça foire ici, les copains peuvent réussir ailleurs », commente le militant à la barbe hirsute, avant de conclure, galvanisé par ce constat : « Nous en avons marre d’attendre les élites, nous voulons prendre le contrôle de nos vies, nous débrouiller, tout simplement. » C’est peut-être ça, la révolution.
(1) Quartier anarchiste à Athènes, lire Politis n° 1566 du 28 août 2019.