Action populaire contre défaillance judiciaire

À Lyon, des habitants, des gilets jaunes, des professionnels du droit et des associations ont créé une « commission d’enquête » pour faire face aux trop nombreux classements sans suite des violences policières.

Oriane Mollaret  • 23 octobre 2019 abonné·es
Action populaire contre défaillance judiciaire
© Jérémie Lusseau/AFP

Wahid Hachichi, Malik Oussekine, Zyed Benna et Bouna Traoré, Amine Bentounsi, Adama Traoré… Les familles des quartiers populaires ne comptent plus leurs proches tués par la police. Le 6 octobre dernier, le nom du jeune Ibrahima Bah s’est ajouté à cette liste macabre. Sans oublier les 635 gilets jaunes blessés par la police depuis le début du mouvement et recensés par le journaliste David Dufresne, ni Rémi Fraisse, Zineb Redouane ou encore Steve Caniço. Dans les quartiers populaires comme ailleurs, la police mutile et tue, souvent en toute impunité. Classements sans suite, non-lieux… Rares sont les affaires qui débouchent sur la condamnation des forces de l’ordre impliquées. À Lyon, habitants des quartiers populaires, gilets jaunes, associations, avocats, magistrats et syndicats ont décidé d’enquêter ensemble sur ces affaires jusqu’à ce que justice soit faite.

Des banlieues aux Champs-Élysées

Les violences policières ont été particulièrement médiatisées depuis qu’elles se sont invitées sur les Champs-Élysées avec le mouvement des gilets jaunes. Mais dans les quartiers populaires elles font partie du quotidien. Naguib Allam l’a observé par lui-même dans les années 1980 aux Minguettes, à Vénissieux, puis dans les années 1990 au Mas-du-Taureau, à Vaulx-en-Velin, deux banlieues lyonnaises restées dans les mémoires pour les émeutes qui s’y sont déroulées. Il est aujourd’hui président de ­l’Association des victimes des crimes sécuritaires (AVCS), qui recense les violences policières depuis 1984. « Dès le début des manifestations des gilets jaunes, j’ai reconnu les mêmes pratiques policières que dans les années 1980 et 1990, explique-t-il, installé à une table de la Bourse du travail de Lyon, entre deux gilets jaunes. Cela fait quarante ans que cela se produit dans les quartiers populaires. C’est là qu’il y a eu les premiers éborgnés à la fin des années 1990, avec le début des LBD. »

Côte à côte lors d’une manifestation contre les violences policières le 16 mars dernier, l’AVCS et les gilets jaunes ont évoqué une possible convergence. « Je suis allé aux AG des gilets jaunes et, de fil en aiguille, nous avons réfléchi aux façons de travailler ensemble, raconte Naguib Allam avec un large sourire. J’ai retrouvé en eux une ferveur que j’avais connue dans les quartiers populaires dans les années 1980-1990. Je me suis dit : enfin ça bouge ailleurs que dans les quartiers populaires ! »

Quand la Ligue des droits de l’homme a proposé, en mai dernier, la création d’un observatoire des violences policières, tous ont sauté sur l’occasion. Le fruit de cette convergence a été baptisé « commission d’enquête populaire ». Dans une vaste salle carrelée de la Bourse du travail, une dizaine de personnes bavardent avec animation après la première réunion. Assis sur de vieilles chaises en bois, ce groupe de travail est constitué de Naguib Allam, de membres de la com mission justice des gilets jaunes, mais aussi de représentants des collectifs de manifestants blessés par la police et de la Ligue des droits de l’homme. Absents ce soir mais engagés également dans cette dynamique, un collectif d’avocats nommé Activistes du droit, qui conseille et représente les gilets jaunes, le Syndicat des avocats de France, divers syndicats tels que la CGT, Solidaires ou la CNT, et des représentants du Syndicat de la magistrature. Ceux-ci sont les premiers concernés car, si les habitants des quartiers populaires comme les gilets jaunes fustigent les exactions policières, ce sont les violences judiciaires qui sont dans leur ligne de mire.

Militants malgré eux

Il y a quatre ans, Mehdi Bouhouta, 28 ans, tente de forcer un barrage de police à Sainte-Foy-lès-Lyon. Un policier lui tire alors une balle dans la tête. Non-lieu. En 2017, à Vienne, le jeune Joail Zerroukhi, 19 ans, est poursuivi jusque sur les rails de chemin de fer par les forces de l’ordre. Il mourra percuté par un train. Classement sans suite. « Il y a un double traumatisme pour les familles, explique une institutrice à la retraite, aujourd’hui gilet jaune. D’abord la disparition d’un proche, puis l’injustice avec le classement sans suite de l’affaire ou le non-lieu. » Alors les familles des victimes créent des comités vérité et justice, multiplient les rassemblements, les pétitions et les prises de parole…

« Je suis devenue militante malgré moi, parce que la justice ne fait pas son travail, avouait Myriam Bouhouta, la sœur de Mehdi, fin septembre, lors de la présentation du projet de commission d’enquête dans un cinéma de Vaulx-en-Velin. Avant, j’avais un peu confiance en la justice, puis j’ai repris le dossier et je me suis dit qu’il y avait un problème. La justice avait même refusé de faire une reconstitution ! » Fatima Zerroukhi, la mère de Joail, n’était pas militante non plus avant la mort de son fils : « Je n’étais pas dans tous ces mouvements. Mais, quand la juge a refusé une confrontation avec les policiers mis en cause, là je me suis dit qu’elle était de leur côté. Maintenant, je vois que nous ne sommes pas les seuls à vivre ça. »

Mélodie et Thomas ne viennent pas des quartiers populaires, mais ça ne les a pas empêchés de subir des violences policières en manifestant avec les gilets jaunes. La première a reçu un tir de LBD derrière le genou en février, le second a été touché par un tir tendu de grenade lacrymogène dans la tête un mois plus tard. Depuis, Mélodie a saisi le tribunal administratif de Lyon pour faire interdire les LBD. Elle a été déboutée cet été.

Yannis Lantheaume est l’avocat de Mélodie. Depuis le début du mouvement des gilets jaunes, il fait partie des Activistes du droit. Pour lui, ce traitement judiciaire des affaires de violences policières ne doit rien au hasard : « Il y a un énorme problème à poursuivre les violences policières, qu’elles concernent les gilets jaunes ou les quartiers populaires. Car les gens qui décident travaillent avec les policiers. Le procureur et les juges d’instruction ont pu croiser les policiers accusés, ont peut-être pris un café avec eux… Ils ne peuvent pas être objectifs. »

Travail de fourmi

Face à ces défaillances de la justice, la commission d’enquête populaire de Lyon s’est donné pour mission de reprendre le flambeau. « On déterre des dossiers classés sans suite en soutenant les familles qui se constituent partie civile, on essaie d’attirer l’attention des médias pour faire entendre la voix des victimes et de leurs familles, énumère Naguib Allam d’une voix lasse. C’est un travail très long. Il faut contacter les familles, les mettre en confiance, recueillir leurs témoignages… »

Un travail de fourmi assuré par les membres de la commission, avec une mise en commun des avancées une fois par mois et des événements réguliers pour rendre compte de leur progression. Mais ils peuvent compter sur des alliés de poids : outre les avocats, des magistrats du Syndicat de la magistrature (SM) suivent la commission de près. « Les violences policières nous intéressent énormément, nous voulons que ça évolue, affirme Véronique Drahi, vice-présidente au TGI de Lyon et déléguée régionale du SM. On ne peut pas suivre les affaires individuellement pour des raisons d’impartialité, donc on propose un soutien technique et juridique, la relecture de comptes rendus… » Pour elle, cette commission d’enquête peut avoir un réel impact : « Il faut un regard du citoyen sur la justice. Il y a des dysfonctionnements : il suffit de regarder les différences de traitement des violences policières et de celles sur les policiers. »

Et si les affaires patinent dans les juridictions nationales, Me Gilles Devers se charge de les faire monter jusque sur le bureau des juridictions internationales. « On essaie de recouper les affaires entre elles pour identifier des incohérences et négligences similaires, détaille Naguib Allam. Trouver l’élément qui a été négligé et faire condamner le gouvernement français. » Concrètement, l’avocat a déposé il y a quelques mois sept dossiers de violences policières, dont les affaires de Mehdi Bouhouta et de Joail Zerroukhi, auprès du comité des droits de l’homme et du comité contre la torture de l’ONU.

« Ces actions font bouger les choses, assure Véronique Drahi. Une condamnation de l’ONU ne changera certes rien à l’affaire, mais elle aura un poids symbolique non négligeable : cela obligera les États à se justifier et cela permettra de rétablir la victime dans ses droits. »

Comme pour encourager la toute jeune commission d’enquête populaire, le juge de la cour d’appel de Lyon a accepté, jeudi 10 octobre, une reconstitution pour l’affaire Mehdi Bouhouta, après un non-lieu en première instance. Pour ne pas oublier les nombreux autres dossiers de violences policières en attente, une longue marche partira de Vaulx-en-Velin, samedi 26 octobre, pour réclamer justice devant la cour d’appel de Lyon.

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