Actualité de Klemperer
Frédéric Joly consacre un brillant essai au philologue allemand, qui a décrit les distorsions infligées à la langue par les nazis.
dans l’hebdo N° 1572 Acheter ce numéro
Victor Klemperer (1881-1960) est célèbre pour son livre LTI, Lingua Tertii Imperii (« La langue du Troisième Reich » en latin), publié discrètement en Allemagne en 1947 avant d’être largement salué bien plus tard lors de sa réédition outre-Rhin (et sa traduction en français) dans les années 1990. Fils de rabbin, spécialiste de langues latines, en particulier du français des XVIIe et XVIIIe siècles, enseignant à Dresde, il tient depuis toujours un journal.
Avide des détails du quotidien, par-delà son intérêt pour les langues, il est naturellement attentif au langage des nazis, force montante dans la vie politique dès le milieu des années 1920. Exclu de l’enseignement comme juif en 1934, Klemperer doit bientôt vivre reclus, « condamné à une existence semi-carcérale, perpétuellement menacée », changeant de cachette, dissimulant ses écrits. Ce langage, « qui a tout de l’outil de communication et semble avoir été conçu pour être propagé par les moyens de diffusion de masse », notamment la radio (l’un des rares auxquels il a encore accès), va très vite, avec ses locutions et tournures dictées par le régime, « altérer la valeur des mots » et « imprégner les formes syntaxiques de leur poison ». Jusqu’à « contaminer » l’ensemble du pays, y compris, « avec une facilité déconcertante, des personnes qui non seulement abhorrent et méprisent le nouveau régime, mais ont aussi tout à craindre de lui »…
Traducteur et essayiste, Frédéric Joly retrace ainsi la vie de Victor Klemperer, en particulier sous le joug hitlérien, à partir de son Journal (traduit au Seuil en 2000), mais aussi des milliers de pages de son autobiographie, Curriculum vitae (non traduite). Dans une « démarche très pragmatique », le philologue allemand insiste sur « la répétition sans fin des discours au détriment de la vérité » qui caractérise « la langue du Troisième Reich », redoutable « outil de domestication politique ». Avec un effet direct sur les locuteurs : la formation « de communautés d’opinion [qui] se contentent de communier, de défendre sur le mode le plus grégaire qui soit des opinions et valeurs qui n’ont en aucun cas à être interrogées, puisque leur vertu principale consiste à conférer à leurs membres, sur le modèle du tribalisme, un sentiment d’identité, d’appartenance ».
C’est ici, selon Frédéric Joly, que se dessine toute l’actualité du travail de Klemperer, qui donne des clés pour analyser l’actuel « règne d’un langage de la fonctionnalité, composé de vocables issus pour beaucoup des sphères de l’économie et du “management” ». Ce « geste critique » de Klemperer nous aide ainsi à penser les « distorsions » de ce langage « brouillant la distinction essentielle entre le vrai et le faux » (à l’heure des fake news et de la « post-vérité »). Et à « nous confronter à la question délicate de la situation de l’homme dans le langage ».
La Langue confisquée. Lire Victor Klemperer aujourd’hui, Frédéric Joly, Premier Parallèle, 288 pages, 19 euros.