Catherine Da Silva, directrice d’école : « On ne nous permet pas de faire notre métier »
Après le suicide de Christine Renon à Pantin, Catherine Da Silva, directrice d’une école primaire en Seine-Saint-Denis, témoigne de la souffrance d’une profession en perte de sens.
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Ç a fait deux ans que je me dis : mais à quoi bon ? » Sous sa frange brune, ses traits tirés témoignent de l’usure du métier. Catherine Da Silva le reconnaît elle-même : « Je suis épuisée. » Depuis cinq ans, elle est en poste à l’école Taos-Amrouche, à Saint-Denis. Ses mots font tristement écho à ceux laissés par Christine Renon. Cette directrice d’école primaire à Pantin, en Seine-Saint-Denis, s’est donné la mort dans son établissement le 21 septembre. Jeudi 3 octobre, directeurs d’école, enseignants et professeurs étaient réunis à Bobigny pour lui rendre hommage. « On se demande : est-ce que, moi, j’aurais pu faire ça ? » lâche Catherine Da Silva. Mais après l’émoi vient la colère. « Blanquer nous a déshumanisés. Il nous a pris notre métier. »
Depuis l’entrée de Catherine Da Silva dans l’Éducation nationale, près de vingt ans se sont écoulés. Deux décennies qu’elle pourrait raconter sans s’arrêter, sur un débit soutenu. La charge mentale d’un métier en perte de sens, les services publics qui foutent le camp dans son département… Issue de l’immigration, elle grandit à Saint-Denis et y devient enseignante. Une manière de rendre ce qu’on lui a donné : « C’est bête, mais je suis vraiment devenue instit pour ça. » À 43 ans, elle ne sait plus vraiment ce qu’il reste de sa vocation : « Quand je suis devenue directrice, c’était pour mener des projets, aider les collègues à innover en matière de pédagogie, permettre la collaboration entre les enseignants. Mais là, je suis arrivée à un point où je fais pour faire, sans savoir pourquoi je le fais. » Au fil du temps, les renoncements se sont accumulés. Les projets de sortie scolaire et autres activités culturelles s’entassent au fond de son cartable au profit de charges administratives écrasantes. « L’administration nous prend du temps pour des choses qu’on juge inutiles pour les élèves. Le rectorat me demande, pour chaque classe, combien de temps l’enseignant fait anglais et comment il le fait. Ce sont des professionnels, et puis il y a des programmes, un quota d’heures ! À quoi ça sert ? À remplir des tableaux statistiques au ministère ? »
Peu après son arrivée dans le corps enseignant, Catherine Da Silva adhère au SNUIpp, syndicat majoritaire dans l’enseignement primaire, dont elle est encore représentante aujourd’hui : « Je n’étais pas du tout politisée, mais je me suis syndiquée au bout de seulement deux ans, parce que les choix gouvernementaux abîmaient la profession. » Cette politique de destruction s’accélère en 2007 avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy et celle au rectorat de l’académie de Créteil, dont dépend la Seine-Saint-Denis, d’un certain Jean-Michel Blanquer. Alors que le premier casse le service public à coups de réductions de postes, le second met en place les premiers contractuels dans le département. « On a vu arriver des gens censés avoir un master qui n’étaient pas formés, ne serait-ce qu’à l’administration. Dans mon école, j’ai eu quelqu’un qui avait seulement un BTS commerce. Quel rapport avec l’enseignement ? »
Dans un département où 58 % des écoliers sont en établissement d’éducation prioritaire, les absences d’enseignants s’enchaînent. « Selon des estimations données par les associations de parents d’élèves, cette perte serait d’une année sur l’ensemble de la scolarité des enfants de Seine-Saint-Denis », note un rapport parlementaire paru en mai 2018 (1). L’exemple le plus flagrant reste la rentrée de 2014, où près d’un millier d’écoliers avaient été renvoyés chez eux faute d’enseignants. Catherine Da Silva s’insurge : « Vous imaginez la violence pour les directeurs de ces écoles ! » Avant de poursuivre plus calmement _: « Certaines générations vont être abîmées. C’est la reproduction des inégalités scolaires. Ceux dont les parents pourront suppléer s’en sortiront, et ceux qui ont le plus besoin de l’école ne s’en sortiront pas. On tourne en rond en Seine-Saint-Denis. »_
Car, au-delà des enseignants, le département manque aussi de psychologues, de conseillers pédagogiques ou encore de structures spécialisées. Faute de personnels, ces dernières sont parfois dirigées par des contractuels, c’est-à-dire des personnels non formés. La décision d’orienter les élèves vers ces dispositifs, comme les unités localisées d’inclusion scolaire (Ulis) pour les élèves en situation de handicap ou porteurs de maladies invalidantes, devient alors une source de culpabilité supplémentaire. « Quand vous rentrez chez vous le soir, que le parent vous a fait confiance, qu’il a signé le papier, que l’enfant est orienté vers une école spécialisée, c’est super-douloureux, parce que vous avez menti, l’enfant ne sera pas bien pris en charge. […] Et à qui les parents vont demander des comptes ? À nous, à ceux qui sont là sur le terrain. On ne nous permet pas de faire correctement notre métier, et les parents nous tiennent responsables de l’échec de leur enfant. Parce qu’ils n’ont personne d’autre. »
Déjà affaiblis, les établissements scolaires de Seine-Saint-Denis sont investis officieusement d’une autre mission : pallier les défaillances de l’État dans le département métropolitain où le taux de pauvreté est le plus élevé. « Le dernier service public qui reste en Seine-Saint-Denis, ce sont les établissements scolaires », affirme Didier Broch, directeur d’école à La Courneuve et secrétaire général de la FSU-93. « Le nombre de mamans qui viennent me voir pour remplir un papier qui n’a aucun rapport avec le scolaire ! Ça, c’est du quotidien chez nous. On aide à remplir les papiers, on oriente vers les autres services publics : on est une plateforme multifonctionnelle. »
Au-delà de ces aides administratives, les directeurs doivent composer avec les situations familiales parfois catastrophiques de leurs élèves. « J’ai commencé ma rentrée avec une maman qui n’a pas de revenus et qui m’a dit : “Je n’ai plus de logement.” Sa petite fille était hospitalisée. Voilà. Ça, c’était mon premier jour », raconte Catherine Da Silva. En sept ans de direction, elle a procédé à plusieurs signalements pour manquement éducatif ou maltraitance. Certains, urgents, ont mis plusieurs mois à être traités par les services d’aide à l’enfance, « totalement démunis ». Un travail d’équilibriste entre le respect de la vie privée des enfants et leur bien-être, qui lui a déjà valu un violent retour de bâton. Alors directrice d’une autre école de Saint-Denis, elle a été agressée par une mère d’élève dont elle avait signalé les manquements éducatifs. « Un jour, elle m’a croisée dans le quartier où était l’école et m’a frappée violemment. On l’avait menacée de lui retirer son fils. Moi, je suis partie de l’école, je ne pouvais pas rester dans le quartier, j’étais trop mal. »
En mettant des mots sur la souffrance des directeurs d’école, Christine Renon a exposé leur détresse au grand jour. « Ceux qui m’aiment me disent : “Faudrait que tu changes de métier, de ville, de département” », souffle Catherine Da Silva. Alors pourquoi continuer ? Elle lève les yeux au ciel, réfléchit. « Ce qui me tient, c’est mon combat en tant que syndicaliste. On est un collectif où l’on se soutient et j’ai l’impression que, pour le coup, mon engagement syndical a un sens. J’ai perdu le sens de ma mission, mais être dans un collectif qui se bat, qui aide les collègues, qui aide à faire changer les choses, c’est un peu donner du sens à mon action. J’ai des moments de lassitude. Mais, si je partais, ça voudrait dire que je renonce définitivement. Je n’ai pas envie de faire ce cadeau-là à Blanquer. »
La figure et l’action du ministre de l’Éducation nationale, voilà un autre sujet sur lequel Catherine Da Silva aurait beaucoup à dire ! Mais son téléphone sonne, elle s’interrompt, l’air grave : à nouveau, des bagarres entre bandes rivales du lycée voisin risquent de perturber la sortie des classes de son école.
(1) Rapport d’information sur « l’évaluation de l’action de l’État dans l’exercice de ses fonctions régaliennes en Seine-Saint-Denis », présenté par les députés François Cornut-Gentille et Rodrigue Kokouendo, 31 mai 2018.