Céline Bardet : « Le viol est l’arme du XXIe siècle »
Une prise de conscience s’opère à l’échelle mondiale. Mais, selon la juriste Céline Bardet, les discours ne suffisent plus : il faut agir plus efficacement.
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Juriste et enquêtrice criminelle internationale, la Française Céline Bardet parcourt inlassablement le monde pour obtenir justice pour les victimes de viol de guerre. Avec son ONG We are not Weapons of War (WWoW), elle apporte aussi des solutions concrètes, et technologiques, pour répondre aux besoins spécifiques des survivant·e·s.
Vous dites que le viol de guerre est le crime parfait. Qu’entendez-vous par là ?
Céline Bardet : Il faut avant tout bien savoir de quoi on parle. Par « viol de guerre », je parle des violences sexuelles qui se déroulent uniquement dans des contextes de conflit armé ou de crise. C’est le crime parfait d’abord parce qu’il ne coûte pas cher. Ensuite parce qu’il est très peu poursuivi. À choisir entre utiliser une Kalachnikov, exécuter des gens ou violer, on sait aujourd’hui qu’on a moins de risque d’être poursuivi si on viole… C’est aussi un crime qui n’atteint pas seulement la victime, mais toute la société. Une arme à déflagrations multiples !
Le viol emprisonne sa victime dans un silence, pas le sien mais celui que lui impose la société. Le viol de guerre devient ainsi un crime indicible, peu identifiable immédiatement dans un conflit. Il faut donc prendre le temps et poser les bonnes questions aux victimes. Dans les conflits, le viol n’est pas la première chose exprimée, même si les choses évoluent maintenant.
Le viol est donc une arme de guerre ?
Le viol a toujours été utilisé dans les conflits. Mais il y a eu une évolution : dans l’histoire, on est passé du viol comme butin de guerre au viol utilisé comme outil de guerre. C’est devenu endémique et quasi systématique depuis les années 1990, avec les conflits en Bosnie et au Rwanda. La guerre en Bosnie s’est accompagnée de la mise en place de camps de viol (1). On en a fait une arme de nettoyage ethnique. Au Rwanda, le viol a été jugé constitutif du crime de génocide. Et, jusqu’à aujourd’hui, le viol comme outil de guerre est utilisé dans quasiment tous les conflits, à l’exception du conflit israélo-palestinien. C’est l’arme du XXIe siècle.
Quels sont les objectifs de WWoW et ses moyens d’action ?
Il y a un réel manque de compréhension pour agir sur la question du viol comme arme de guerre. Or, quand on aura compris de quoi il s’agit précisément, on générera des réponses plus efficaces. J’ai créé WWoW pour sensibiliser et mener des actions de plaidoyer pour faire du viol comme arme de guerre un enjeu public mondial. Avec mon équipe, nous travaillons aussi beaucoup sur le plan judiciaire comme sur l’aide directe aux survivant·e·s. Nous travaillons avec les acteurs locaux et internationaux, car un procès pour viol de guerre requiert un cadre juridique adapté et un cheminement d’enquête spécifique. Enfin, nous participons à la mise en place de cadres juridiques avec les États.
Vous avez aussi lancé un outil technologique, le Back Up…
Il s’agit d’un site web mobile composé d’une application servicielle, d’un back-office et d’une plateforme collaborative. En l’utilisant, n’importe quelle personne, survivante ou autre, peut se signaler en temps réel, transmettre une information ou un témoignage de là où elle est et obtenir une réponse et une aide. Il faut identifier les victimes et aller vers elles plutôt que de leur demander d’aller vers les services, et mieux coordonner ces services sur le terrain. Attendre qu’une victime de viol porte plainte sans l’accompagner est totalement absurde en général, et encore plus dans des zones de conflit. Grâce au Back Up, les services viennent à la personne et non l’inverse. Sur chaque zone où l’application est utilisée, un réseau de « first responders », identifiés et formés, intervient auprès de la victime signalée. De plus, avec le Back Up, le ou la survivant·e peut enregistrer et sécuriser son histoire, de manière à ne pas avoir à la répéter sans cesse et revivre ce moment traumatique.
Ainsi, en plus de pouvoir analyser et préparer des dossiers judiciaires, le Back Up nous permet de numériser des documents qui peuvent être perdus en cours de route : photos, certificat médical, etc. En outre, l’outil permet, avec les données récoltées, d’élaborer une sorte de mapping du viol de guerre. Car, jusqu’à présent, il n’y a jamais eu d’étude pour mesurer son ampleur.
Une version de l’application est déjà opérationnelle et utilisable. La phase pilote, financée par l’Agence française de développement, durera jusqu’en 2021. Elle a lieu en Libye, en Centrafrique, en Guinée, au Burundi et ailleurs, selon les fonds. WWoW sera aussi fin octobre à New York aux Nations unies.
Comment s’impliquer davantage contre le viol comme arme de guerre ?
Il faut des décisions politiques internationales fortes. Et ça existe. Il n’y a pas si longtemps, les Nations unies ont sanctionné la Libye, notamment sur les viols et les violences sexuelles systématiques commis dans les prisons.
On parle de plus en plus du viol comme arme de guerre. C’est une bonne nouvelle. Mais l’action manque totalement. Les conférences se multiplient, mais on ne finance pas les ONG d’experts qui ont des approches innovantes et participatives. WWoW, par exemple, n’a pas de pérennité financière alors qu’elle a énormément de visibilité.
Enfin, tous les citoyens du monde devraient être impliqués sur cette question. S’impliquer, ça veut déjà dire avoir conscience que l’esclavage sexuel, la vente des femmes, le viol de guerre pour purifier une race… ça existe encore en 2019. Le Dr Mukwege fait un formidable travail de sensibilisation, il en parle de manière accessible. Tout le monde doit comprendre que c’est toujours une réalité. Une réalité inacceptable !
Céline Bardet Juriste et enquêtrice criminelle internationale.
(1) Dans ces camps, les détenues musulmanes étaient « purifiées » par le sang serbe.