Destin d’un transclasse

Martin Eden, de Pietro Marcello, place le roman de Jack London dans un contexte italien mais en respecte l’esprit.

Christophe Kantcheff  • 15 octobre 2019 abonné·es
Destin d’un transclasse
© crédit photo : Shellac productions

C’est une belle audace dont fait preuve Pietro Marcello en s’attaquant, pour son cinquième long métrage, à une adaptation de Martin Eden. Non parce que le roman de Jack London soulèverait des difficultés de reconstitution particulières. Mais, précisément, l’ambition du cinéaste était autre que d’en offrir une sage illustration.

Premier étonnement : l’action se passe à Naples, et le jeune marin Martin Eden est un bel Italien (interprété par Luca Marinelli, récompensé à la dernière Mostra par le prix d’interprétation). L’univers cinématographique suscité est tout autre que si le film était tourné aux États-Unis : il oscille entre le réalisme des premiers films pasoliniens et le faste décadent d’un Visconti.

Second défi : le cinéaste a cherché à rendre le présent de l’action incertain. Certes, l’intrigue se déroule principalement vers le début du XXe siècle. Mais des images documentaires datant des années 1970 ou 1980 surgissent comme autant de projections mentales dans l’esprit de Martin Eden. En outre, la bande-son réserve des surprises, avec des chansons qui datent notamment des années 1970 (« Salut », de Joe Dassin). Tandis que certains vêtements ou des personnages secondaires et des figurants évoquent d’autres périodes, comme celle du fascisme.

Ces différences géographiques et ces sauts temporels ne sont pas sans créer des chocs esthétiques, qui arrachent le film à l’adaptation littérale du roman, plus encore que les ellipses narratives inévitables. Mais ils ne le rendent pas hétéroclite. L’objectif de Pietro Marcello, comme il l’indique dans le dossier de presse, est de décoller le chef-d’œuvre de Jack London de son contexte pour le faire résonner avec une histoire et une culture européennes, en l’occurrence italiennes. Mais ces ruptures ont aussi une cohérence sémantique. En effet, elles renvoient à des figures du populaire (la vie napolitaine, des images d’enfants dans une cité, des airs de variété…). Or, l’attachement à son milieu d’origine est bien ce qui ne cesse de hanter Martin Eden.

Parmi les plus belles séquences, il y a celles où le jeune marin loue une chambre contre quelques travaux chez Maria (Carmen Pommella), une veuve avec enfant, pauvre et chaleureuse. Là, il trouve un soutien permanent pendant cette longue période de travail d’écriture acharné ne débouchant que sur l’indifférence et le refus des différentes revues auxquelles l’apprenti écrivain envoie ses textes. Au contraire, Elena (­Jessica Cressy), jeune femme bien née qu’il aime et qui a été son aiguillon pour sortir de son inculture, ne comprend pas ce qu’il écrit, réprouve la crudité de son regard. Le réalisme des récits de Martin Eden tranche avec le formalisme éthéré en vigueur de la seule littérature qu’elle a toujours connue.

Dans le roman, on peut lire cette phrase que Martin lancera plus tard à Elena : « Vous vouliez me rabaisser et me modeler à l’image des vôtres, d’après l’idéal de votre classe, les préjugés de votre classe. » Si, dès le début, il se sent mal à l’aise chez les bourgeois, il en découvre la superficialité arrogante. Lors d’un dîner avec ceux qui ne seront jamais sa belle-famille, il s’en prend avec vigueur à leur suffisance. Elena se déprend de lui : elle en a honte. Mais le succès littéraire survient, qui le fait lui-même changer de classe sociale.

Aux yeux de Martin Eden, cette réussite n’a pas de sens en soi, puisqu’il a perdu l’amour d’Elena. En outre, il s’est toujours déclaré individualiste, y compris devant un parterre de militants de cette nouvelle idéologie qu’est le socialisme. Il se retrouve déconnecté socialement de celui qu’il est profondément et qui s’exprime dans son écriture. Le film de Pietro Marcello montre combien ce hiatus rend le personnage amer, désillusionné. C’est en cela que le cinéaste reste heureusement fidèle à l’esprit du roman. Mais, jusqu’au bout, il en réinterprète la lettre. Ainsi, sur la plage de ses ultimes instants de vie, un groupe d’hommes rudoie un pauvre hère. Ils portent l’uniforme des chemises noires. Cette fin a le goût acide d’une Italie qui porte aussi en elle son propre poison.

Martin Eden, Pietro Marcello, 2 h 08.

Cinéma
Temps de lecture : 4 minutes