Ferme de Sainte-Marthe : Le bon grain de l’ivraie
Le combat pour les semences paysannes libres s’inscrit dans celui de la préservation des sols. Une lutte de longue haleine, notamment en France, loin d’être terminée. Reportage à la Ferme de Sainte-Marthe, en Anjou.
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Sous les grandes serres, les petites courges attendent patiemment d’être récoltées. Quelques rangées plus loin, les aubergines blanches et les poivrons cohabitent sereinement. « Ces légumes ne sont pas de la même espèce, donc ils peuvent pousser ensemble, mais nous ne mettons qu’une seule variété par serre pour éviter les croisements, et le filet empêche les pollinisateurs de toute sorte d’entrer », explique Dominique Velé, codirecteur de la Ferme de Sainte-Marthe. Entre Angers et Saumur, au lieu-dit Les Landes, onze hectares de terres en bio voient pousser des légumes sous la douceur angevine. Mais leurs graines sont le véritable trésor des lieux.
Dominique Velé et Arnaud Darsonval poursuivent la tradition de la ferme historique de Sainte-Marthe, installée à Millançay, en Sologne. Dans les années 1970, Philippe Desbrosses, l’un des pionniers français de l’agriculture biologique, hérite de la ferme familiale et prend conscience de la perte de biodiversité et de la mainmise de quelques gros semenciers sur le vivant. Comme pare-feu naturel à ce monopole, il propose des semences libres de droit, reproductibles en l’état, et crée un catalogue pour que les amateurs de jardin puissent retrouver des variétés dites anciennes, des légumes et des fruits qui ont du goût. « Le travers de la normalisation de l’agriculture a été de vouloir travailler des semences donnant des fruits et des légumes adaptés à nos marchés de distribution majoritaires. Dans les années 1980, c’étaient les grandes surfaces. Il fallait donc des variétés homogènes, qui se conservent longtemps, au frigo comme sur les étals, et le goût n’était plus la priorité », raconte Dominique Velé.
Salariés de la ferme depuis une quinzaine d’années, Arnaud Darsonval, agronome ayant œuvré à l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), et Dominique Velé, venant de l’horticulture, se sont associés pour reprendre le volet production et distribution de semences paysannes de la ferme. Ils délocalisent le site dans la vallée de l’Authion, bien connue des semenciers du monde entier, et pérennisent la tradition de la ferme : sauvegarder la diversité du patrimoine cultivé. Leur catalogue est passé de 300 à plus de 1 000 variétés de graines en dix ans. « Nous avons choisi de ne plus avoir de semences hybrides, car nos clients ne le comprenaient pas à cause des discours et des raccourcis récurrents sur le sujet. Nous ne stigmatisons pas l’hybride, mais ce n’est pas notre voie, car nous pensons que les semences libres de droit sont une alternative à terme pour les fermiers et les particuliers. Les semenciers doivent être les garants de la diversité. »
Un discours pas encore audible par tous. Pourtant, selon la FAO, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture, 75 % de la diversité des cultures a été perdue entre 1900 et 2000, et 75 % des aliments de la planète proviennent seulement de douze espèces végétales. Pendant des décennies, les paysans sélectionnaient leurs meilleures graines, les croisaient, les ressemaient, les échangeaient ou les vendaient. En toute liberté. Après 1945, l’agro-industrie s’est immiscée dans le monde des graines et a mis fin au bon sens paysan. Des géants comme Monsanto proposent des variétés dites améliorées, les hybrides, notamment les hybrides F1 : leurs qualités, en particulier la résistance aux maladies, ne peuvent être niées mais sont éphémères, obligeant à racheter ces semences pour chaque nouveau semis. Quant à la réglementation, elle s’est renforcée avec l’obligation d’inscrire les graines au catalogue officiel pour les commercialiser, au prix de nombreux contrôles.
La tomate cœur-de-bœuf, variété ancienne, est emblématique. Dans l’imaginaire collectif façonné par les légumes de supermarché, elle est rouge clair, grosse, côtelée et insipide. Il s’agit en réalité de la variété hybride. Tous les semenciers du marché professionnel ont créé des variétés type cœur de bœuf, les vendant même sous le nom de variétés anciennes. La véritable cœur-de-bœuf est charnue, en forme de cœur, et a peu de graines, mais les producteurs de ces graines n’ont pas le droit de la nommer ainsi. La Ferme de Sainte-Marthe lui a donc redonné son nom italien d’origine : cuor di bue.
Face à ce carcan de l’agroalimentaire, certains résistent, à l’instar du réseau Semences paysannes. Dominique Velé a longtemps milité pour changer ces règles concernant les semences potagères et jouait le jeu de la législation en inscrivant leurs variétés hybrides au catalogue. Puis la lassitude est arrivée : « Je militais pour que le catalogue soit ouvert, en ligne, collaboratif, afin que les amateurs puissent voir sur Internet à quoi ressemble une véritable tomate cœur-de-bœuf, par exemple. J’ai réalisé que faire évoluer la législation au niveau français est à peine suffisant, puisqu’il y a l’Europe ensuite, et que le marché amateur n’intéresse personne par rapport aux milliards que pèsent le blé et le maïs dans le marché mondial des semences. J’ai arrêté de me battre il y a trois ans, mais pas Monsanto… » En avril 2018, l’Union européenne a – un peu – rebattu les cartes en votant une mesure qui autorise « la reproduction végétale de matériel hétérogène biologique », c’est-à-dire la commercialisation des semences paysannes, applicable dès -janvier 2021.
Les poivrons jaunes viennent d’être découpés pour n’en garder que le pédoncule garni de ses graines. Direction le séchage. Dans le hangar, deux rangées de haricots blancs reposent sur des bâches posées au sol en attendant d’être égrenés. Au tamis, au rouleau, à la main… Les méthodes varient et toutes les idées sont les bienvenues pour le battage. Ce jour-là, Vincenzo fait démarrer la voiturette et roule dessus ! Ultime étape avant la mise en sachet : le nettoyage des graines. Carottes de Guérande, bourrache blanche, tomates green zebra… Au milieu de la salle des machines, des sacs et des caisses remplis de graines trônent sur l’étal. Celles du basilic-citron embaument l’espace.
Thierry, semencier depuis trente ans, surveille les graines de bourrache qui virevoltent dans la colonne à air. Les plus lourdes, les plus saines, tombent dans le bac du bas ; les poussières s’envolent vers celui du haut. Avant de travailler à la Ferme de Sainte-Marthe, Thierry était à son compte et faisait des semences hybrides pour des semenciers, comme beaucoup d’autres agriculteurs multiplicateurs de la vallée.
Les semences paysannes bio et libres n’échappent pas aux dérives du capitalisme. « Le marché des semences est très malsain, même en bio : cela vaut beaucoup trop d’argent et c’est très concurrentiel », glisse Dominique Velé. Pour ne pas se laisser happer par la notion de rentabilité, la Ferme de Sainte-Marthe réfléchit à se diversifier, en toute cohérence : travailler plus localement et trouver une nouvelle vie aux « déchets » des légumes ramassés à maturité, peut-être auprès de restaurateurs du coin. Son projet : toujours la diversité, de la graine à l’assiette.