Flammes catalanes, feu espagnol
Alors que le bras de fer se durcit entre l’État espagnol et les indépendantistes, les affrontements opposant policiers et manifestants interrogent quant à la stratégie à adopter dans le mouvement.
dans l’hebdo N° 1575 Acheter ce numéro
Quelques braises finissent de consumer les barricades calcinées du Passeig de Gràcia, célèbre avenue de Barcelone. Le jour va bientôt se lever et les équipes de nettoyage de la ville s’activent. Une longue nuit se termine, marquée par des affrontements entre des centaines de policiers et de jeunes indépendantistes. Le service des urgences médicales fait les comptes : 125 interventions en Catalogne. Presque autant que la veille (131). Les passants filment les scooters qui tentent de circuler entre les décombres. Quelques heures plus tard, tout est nettoyé et la vie normale reprend.
Des scènes pareilles à celle-ci ont marqué le mois d’octobre dans les principales villes catalanes. Elles font suite aux condamnations de neuf leaders indépendantistes, qui ont écopé de 9 à 13 ans de prison ferme pour leur rôle dans l’organisation du référendum sur l’autodétermination de la Catalogne, puis la déclaration unilatérale d’indépendance.
La décision du Tribunal suprême espagnol, rendue le 14 octobre, a mis des centaines de milliers de Catalans dans la rue. Elle est jugée disproportionnée, politisée, vengeresse. Dans les jours qui ont suivi, des blocages et occupations ont eu lieu à l’aéroport (près de 150 vols annulés), sur les voies ferrées, à la frontière. Une grève a paralysé le territoire vendredi 18, alors que 525 000 personnes se rassemblaient à Barcelone. Ils étaient encore 350 000 samedi 26 et ont prévu de continuer.
Mais à cette force de mobilisation, attendue, se sont ajoutées des images inédites pour le mouvement : celles des barricades en flammes, des face-à-face avec la police. Elles étonnent dans les rangs indépendantistes, après sept ans de combats pacifistes. « Et ça ne nous a menés à rien ! dit Lucía. Nous voulons que les choses changent, mais on ne peut plus se contenter de le dire avec des banderoles et des slogans. »
Quand la nuit tombe, les groupes se dispersent dans le centre de Barcelone. De jeunes gens cagoulés, aux habits des luttes antifascistes. Ils voient les rassemblements traditionnels comme des « commémorations », productrices de belles images mais peu utiles. Ils nous parlent du 1er octobre 2017, des charges policières contre le référendum. De celles qu’ils vivent actuellement – trois manifestants ont perdu un œil, d’autres ont été fauchés par des fourgons, des centaines ont été blessés. Face à l’État espagnol, le bras de fer doit se durcir, assument-ils. Lorsqu’on décline notre identité française, certains citent les gilets jaunes comme preuve que « la violence est utile, car ils ont obtenu quelque chose de Macron ».
Cette opinion ne fait pas l’unanimité. Politis a assisté à des scènes de tension entre indépendantistes, les plus pacifistes essayant d’empêcher les autres de mettre le feu à des conteneurs poubelles. « Moi aussi, je veux l’indépendance, mais pas comme ça ! On n’arrivera à rien, tu es juste en train de leur donner ce qu’ils veulent », suppliait une manifestante pacifiste. Des images de ces quelques soirées agitées ont fait le tour du monde, remettant la Catalogne dans le jeu de l’actualité – des manifestants témoignent de leur soutien depuis Hongkong. Mais elle craint qu’elles ne « bousillent l’image d’années de lutte pacifique ».
Cette nouvelle configuration a mis le gouvernement catalan sous l’eau. Son président, Quim Torra, est pris au piège des contradictions. Il est responsable de l’envoi de la police contre les émeutiers, alors qu’il a appelé à la « désobéissance civile ». « La protestation doit être pacifique », insiste-t-il. La plupart des élus indépendantistes répètent queces manifestants ne les représentent pas.
Dans la rue, le ton est différent. La base sociale, populaire du mouvement se détourne de plus en plus de ses leaders. « Les politiques disent de faire, mais eux ne font rien. Alors c’est à nous de nous mobiliser. Ça viendra du peuple », affirme Mireia, la cinquantaine, pancarte à la main sur la Plaça de Catalunya. Des députés venus manifester se sont fait huer. Des appels à la démission du ministre de l’Intérieur catalan fusent. L’inamovibilité du gouvernement, l’absence de feuille de route, les contradictions, la guerre entre partis indépendantistes usent la patience des militants. La patience, mais pas les convictions.
Des convictions que le gouvernement espagnol, opposé à toute discussion sur l’indépendance, refuse toujours d’entendre. Le président du gouvernement socialiste, Pedro Sánchez, ne parlera pas à Quim Torra tant qu’il n’aura pas « clairement condamné la violence » – il l’a pourtant fait. Sa visite à Barcelone, où il s’est uniquement rendu au chevet de policiers blessés, a été perçue comme provocatrice. L’attitude de Pedro Sánchez s’explique simplement : de nouvelles élections générales ont lieu le 10 novembre, la campagne bat son plein et la fermeté face aux indépendantistes rapporte des électeurs. À gauche, Podemos propose une sortie de crise qui se solderait, si tout le monde s’accorde, par un référendum. À droite, des mesures autoritaires – suspendre l’autonomie de la Catalogne, activer la loi de sécurité nationale – sont proposées. Elles ne feraient que renforcer les positions indépendantistes.
« Si la gauche l’emporte, il y a une chance que les prisonniers soient amnistiés et que la tension se calme », espère Albert, étudiant de 22 ans. Les derniers sondages, où la droite rattrape son retard sur le PSOE, prédisent une énième situation épineuse : aucune majorité claire à gauche ni à droite. Les députés indépendantistes pourraient à nouveau être indispensables pour la formation d’un gouvernement. Que demander en échange ? Pas un référendum, préviennent les socialistes. « Nous ne pouvons pas parler d’un droit à l’autodétermination car il n’existe pas », répète la vice-présidente du gouvernement espagnol Carmen Calvo. « Mauvaise réponse. Il s’agit de discuter de la loi, et non pas dans la loi actuelle », rétorque Jordi Muñoz, politologue à l’université de Barcelone.
La dernière publication du Centre d’études d’opinion, mandaté par le gouvernement catalan, indique que 67,8 % de la population est d’accord avec « un référendum pour que les Catalans décident de la relation entre la Catalogne et l’Espagne ». Depuis sa cellule, le leader de la Gauche républicaine de Catalogne, Oriol Junqueras, dit à Reuters être convaincu qu’« un nouveau référendum sera inévitable ». Côté indépendantiste comme unioniste, personne ne compte céder. Et l’impasse de continuer.