Hôpital : Un sentiment d’abandon partagé
Si la faillite constatée dans les hôpitaux est générale, dans les zones défavorisées, comme à Saint-Denis, la souffrance du personnel est à son comble. Faisant écho à celle des patients.
dans l’hebdo N° 1575 Acheter ce numéro
Ni le « pacte de refondation » présenté le 9 septembre par la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, ni ses quelque 750 millions d’euros sur trois ans n’auront réussi à faire taire la contestation. Une contestation inédite, forgée par la colère et la fatigue des paramédicaux. Tout commence le 18 mars. Un soignant des urgences de l’hôpital Saint-Antoine, à Paris, est agressé par un patient. Le onzième en à peine quelques mois. À cela s’ajoute l’implacable constat d’une faillite généralisée dans les hôpitaux publics : dégradation des conditions de travail, manque d’effectifs, saturation des services d’urgences et détérioration de la prise en charge des patients. Avec quatre autres hôpitaux parisiens, une grève illimitée est proclamée. La création du Collectif inter-urgences (CIU) permet aux paramédicaux de s’organiser et d’établir trois revendications : 10 000 emplois supplémentaires, 300 euros net mensuels de revalorisations salariales et l’ouverture de lits supplémentaires (1).
Promesses pour demain et mesures d’économies immédiates
Le « monsieur social » de la majorité En Marche, Olivier Véran, député de l’Isère, le répète à qui veut l’entendre. C’est promis, un geste sera bientôt fait pour répondre à la détresse des personnels hospitaliers. C’est la promesse qu’il aurait obtenue, selon ses dires, de la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, pour discipliner les troupes à l’Assemblée nationale et prévenir tout « accident de vote » lors de l’examen du projet de loi de financement pour la Sécurité sociale, qui n’est pas tendre avec les hôpitaux. Malgré la mobilisation massive, partout en France, le gouvernement prévoit en effet une économie de 800 millions d’euros dans les hôpitaux par rapport à la hausse mécanique des dépenses de santé. Un très mauvais signal pour les parlementaires de la majorité, qui éprouvent toutes les peines du monde à défendre la politique du gouvernement dans leur circonscription où la question des hôpitaux est devenue une préoccupation prioritaire. « J’alerte depuis six mois [le gouvernement]_, nous avons bien géré le dialogue social jusqu’à présent et vous nous mettez dans le rouge »,_ a gesticulé Olivier Véran devant les journalistes de la presse sociale (Ajis), tout en assumant dans l’Hémicycle le service après-vente du gouvernement. Ces promesses oratoires ont été réitérées par Emmanuel Macron le 28 octobre sur RTL, assurant qu’une « réponse d’urgence » est en cours d’élaboration, comme si la crise n’avait pas atteint depuis des mois déjà le seuil critique.
Erwan Manac’h
À l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis (93), les urgentistes ont rejoint le mouvement en juin. « Il a suffi d’une énième journée de merde » pour que « 80 % des paramédicaux du service se mettent en grève », commente Yasmina Kettal, infirmière engagée auprès du CIU et syndiquée SUD Santé. Entre la désertification médicale, les dysfonctionnements des services publics, et le taux de pauvreté du département, les urgences pallient quotidiennement les manques, sans en avoir les moyens, ni les ressources.
« La nuit, c’est encore pire »
À « Delaf », plus de 25 % des patients n’ont pas de couverture maladie. Parmi eux, des mineurs isolés étrangers (MIE), des sans-abri, des personnes vivant sous le seuil de pauvreté ou des exilés. Autant de parcours médicaux en pointillé qui « deviennent des patients réguliers parce que nous sommes leur seul recours, assure l’infirmière. Certains souffrent de pathologies chroniques en lien avec leur environnement ou leur situation sociale, comme la tuberculose. Dans certains cas, on devrait même les hospitaliser, parce que ramener un petit vieux dans son foyer-taudis, c’est révoltant ».
D’autres bénéficient de la couverture maladie universelle (CMU) ou de l’aide médicale d’État (AME) (2), que le gouvernement souhaite réformer, réduisant ainsi le nombre de bénéficiaires. Mais, plus de patients _« sans remboursement, ce sera la mort de notre hôpital »__,explique Yasmina. En effet, la structure gagne de l’argent sur les actes qu’elle accomplit, qui lui sont ensuite remboursés par la Sécu. Une personne qui n’a pas d’assurance est prise en charge, mais l’hôpital perd de l’argent.
Hugo Huon, infirmier de nuit à Lariboisière (Paris) et figure du CIU, attendait la naissance d’un tel mouvement de contestation. Dans son hôpital, « la situation des urgences est catastrophique et nous y sommes confrontés dans la plus parfaite solitude. Nous n’avons pas les moyens de répondre à toutes les sollicitations. La nuit, avec la fermeture des structures médico-sociales, c’est encore pire. » Aux urgences de Lariboisière, ce sont en moyenne 230 à 250 passages quotidiens pour une capacité estimée à 180.
« C’est de l’abattage »
« S’il y a bien une chose que l’on sait à Delaf, c’est l’importance de la relation entre le médical et le médico-social, reprend Yasmina Kettal. Mais par manque de temps et de lits d’aval, nous ne protégeons pas assez les populations vulnérables. » Débordés, les soignants ne peuvent plus proposer des parcours de soins adaptés. Pour les femmes victimes de violences, les migrants passés par la Libye, violés et torturés, les patients psychiatriques… « C’est la grande honte des urgences », reprend Yasmina. Faute d’« urgences psy » dans le secteur, le service prend en charge ces personnes « sans box adaptés », obligeant le personnel, non formé, à recourir à la contention ou à la sédation. « Clairement, nous sommes dans la maltraitance. Nous ne pouvons pas gérer ces patients, dont l’attente d’une place peut aller entre 24 et 48 heures, et continuer de prendre en charge le flux qui arrive. Alors on fait du tri. On nous dit que le temps d’attente a réduit, que c’est bien. Nous répondons que c’est de l’abattage. »
Les urgences de Saint-Denis travaillent en sous-effectif quasi permanent. Le problème n’est pas récent. En vingt ans, le nombre de passages dans ces services a presque doublé sans que des postes ne soient créés à la mesure des besoins. Pour contrer le phénomène, sans y remédier complètement, les directions hospitalières se sont dotées de « cellules de remplacement » qui, chaque jour, en raison des départs et des arrêts maladie des personnels, jonglent avec le planning à coup d’intérimaires et de vacataires enchaînant les contrats. Si bien que l’on « se retrouve avec des services de nuit où les seuls présents ne connaissent ni le service ni les patients », réagit un médecin de Delafontaine, membre du CIH. Une fois, une aide-soignante m’a montré son Medgo [application qui gère les remplacements en direct] _: elle avait plus de 100 demandes pour le lendemain »_.
Les professions paramédicales attirent peu dans le secteur public. En plus de conditions de travail dégradées, les salaires plafonnent et le manque de reconnaissance de la pénibilité de leur mission freine de nombreux candidats. « Aux urgences, la vague de départs s’accélère, reprend Yasmina. Les CDD ou les CDI [dont les salaires dépendent de l’hôpital, et non de l’État, NDLR] ne sont pas attractifs, alors que nos effectifs actuels nous permettent à peine de tenir. Sans compter que nous ne parvenons pas à faire nos heures de formations ou à prendre nos congés sans pénaliser le service. » Pourtant, « la médecine évolue, la formation est un devoir », rappelle la jeune infirmière.
Un médecin du même hôpital évoque une « pénurie de soignants voulue par les gouvernements pour faire des économies ». À Delafontaine, comme dans de nombreux hôpitaux, certains services fonctionnent majoritairement grâce aux médecins étrangers non européens. « Lorsqu’ils arrivent, ils sont diplômés mais doivent passer des équivalences. Ça fait des économies sur la formation et les salaires, puisqu’ils sont payés environ 1 800 euros pendant dix ans, comme des internes. »
Pour de nombreux soignants, le changement de paradigme intervient en 2009 avec la Loi hôpital, patients, santé, territoires (HPST). Une législation qui « a permis de mettre sur un pied d’égalité le financement de l’acte dans le public et dans le privé, explique Sophie Demeret, responsable de l’unité de réanimation neurologique à La Salpêtrière. Or, nous ne soignons pas les mêmes malades, et l’hôpital public a aussi une mission d’enseignement et de recherche. La logique de cette tarification impose à l’hôpital de pratiquer des actes pour y trouver une rentabilité, et parfois sans que cela soit justifié. Donc, de fonctionner comme une entreprise. »
Ces dernières semaines, les grévistes tentent d’accentuer le rapport de force contre le gouvernement. Une « grève des codages », consistant à ne plus communiquer les actes médicaux effectués – bloquant ainsi les remboursements de la Sécu –, est en cours dans plusieurs hôpitaux parisiens (AP-HP). Le 14 novembre, un rassemblement de tous les personnels hospitaliers et des usagers est également prévu. Mais si les soignants continuent de se battre contre la casse de l’hôpital public et ce qu’il représente, nombre d’entre eux pensent tout de même à s’en aller. Yasmina, elle, y croit encore : « Je veux penser que nous ne sommes pas seulement animés par l’énergie du désespoir. »
Chloé Dubois Membre du Collectif Focus, collectif de journalistes et de documentaristes indépendant·e·s (collectif-focus.com).
(1) Selon une étude du ministère de la Santé, 2 400 fermetures nettes de lits sur le territoire en 2018 : fermeture de 4 200 lits d’hospitalisation complète et ouverture de 1 800 places d’hospitalisation partielle.
(2) Dispositif permettant aux personnes étrangères en situation irrégulière d’accéder aux soins et d’être couvert à 100 % du tarif de base de la Sécu. Elles doivent prouver qu’elles résident depuis au moins trois mois sur le territoire et ne pas dépasser certains revenus (8 951 euros/an pour une personne seule).