Kaïs Saïed bouscule la révolution tunisienne

Présenté comme conservateur, le candidat arrivé en tête au premier tour de la présidentielle développe un projet démocratique renouant avec les espoirs déçus de 2011, qui séduit les jeunes.

Thierry Brésillon  • 2 octobre 2019 abonné·es
Kaïs Saïed bouscule la révolution tunisienne
©photo : Le slogan de campagne de Kaïs Saïed reprend habilement un slogan de la révolution : « Le peuple veut… » crédit : Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto/AFP

V ous n’avez rien proposé aux Tunisiens, partez tous ! » C’est par ce coup de colère que Kaïs Saïed avait réagi en s’adressant à la classe politique, le 25 juillet 2013, après l’assassinat d’un député, Mohamed Brahmi, plongeant la Tunisie dans une crise qui avait bien failli mettre fin au processus démocratique. Ce jour-là, le professeur de droit constitutionnel, régulièrement consulté par les médias pour le sérieux de son expertise, avait fendu l’armure et marqué les esprits. Six ans plus tard, les quelque trois millions d’électeurs tunisiens ont exaucé son vœu.

Les candidats des partis établis sont évincés du second tour. Les candidats de gauche (de l’extrême gauche aux sociaux-démocrates) totalisent à peine 1,5 %, 8 % si on ajoute les deux candidats dont le thème de campagne est le rejet de l’ancien régime (1). Au second tour, probablement le 13 octobre, les Tunisiens auront le choix entre deux outsiders : Nabil Karoui (15,6 %), un magnat de la communication, toujours en détention préventive à ce jour dans le cadre d’une enquête pour blanchiment et évasion fiscale (lire ci-dessous), et Kaïs Saïed (18,8 %). Autant le premier est connu, autant le second intrigue, inquiète même.

Dès l’annonce des résultats, les jugements à l’emporte-pièce tombent : « salafiste », « crypto-islamiste », « hyper-conservateur »… avant que des personnalités respectables, dont un ancien ministre de la Défense, Farhat Horchani, assurent, sans forcément partager ses positions, que « Kaïs Saïed n’est pas l’ennemi de la liberté, ni du statut de la femme, ni des minorités. C’est un personnage pacifique, tolérant et généreux ». Dans le même temps, des militants de gauche découvrent que l’un de ses conseillers, et l’animateur d’un de ses réseaux de soutien, est un certain Ridha Chiheb Mekki, alias Ridha « Lénine » – on a connu référence plus islamique –, issu d’une mouvance marxiste et nationaliste arabe.

Kaïs Saïed, 61 ans, est plus qu’un personnage qui défie les catégories : les Tunisiens découvrent depuis le 15 septembre une proposition politique inédite et la profondeur du mouvement qui l’a porté en tête du premier tour. Car l’homme ne sort pas de nulle part, mais d’une mobilisation née de la récupération par les partis politiques de l’élan révolutionnaire. Un acte joué lors du sit-in de « Kasbah 2 » fin février 2011, quand les jeunes venus des régions intérieures, assemblés devant le siège du Premier ministre, se sont démobilisés après avoir endossé la demande d’une nouvelle constitution, censée prendre en charge leurs attentes de justice sociale. Un moment mal vécu par Fawzi Daas, ancien syndicaliste étudiant de gauche, devenu depuis l’un des coordinateurs bénévoles de la campagne de Kaïs Saïed. « Il venait déjà nous voir pendant les sit-in de la Kasbah et il avait une lecture politique juste », se souvient-il.

« Une constitution n’est pas un acte juridique. C’est d’abord un acte politique, nous expliquait le futur candidat en octobre 2013. Il faut penser une authentique démocratie pour remédier aux fractures sociales et régionales, qui sont les raisons de la révolution. Malheureusement, on a fait une constitution dans le même esprit qu’en 1959, avec un partage un peu différent des pouvoirs. Il faut retrouver le chemin ouvert en 2011 par les jeunes, toujours tenus en marge de l’histoire. Mais, sans une nouvelle pensée, on ne pourra pas instaurer un nouveau système. »

Avec l’aide de son réseau d’anciens étudiants, Kaïs Saïed a multiplié les causeries à travers le pays depuis 2013 pour expliquer sa proposition : une « inversion de la pyramide du pouvoir », censée élever la population au niveau de la décision et dépasser les limites de la démocratie représentative. Tout repose sur l’élection de représentants au niveau de la plus petite unité administrative pour former un conseil local chargé d’élaborer des projets de développement. Ces élus, révocables, serviraient à la formation de conseils régionaux, puis d’une assemblée nationale. L’idée est d’assurer une représentation des territoires plutôt que des partis et de changer la manière de gouverner : « L’époque où un ministre venait dire “je vais réaliser tel projet”, comme s’il s’agissait d’un cadeau du gouvernant aux gouvernés, est révolue. » « Il ne s’agit pas de morceler l’État, répond Kaïs Saïed à ses détracteurs, mais au contraire de le renforcer par davantage d’inclusion. »

Cette première véritable tentative de traduction institutionnelle de la révolution a séduit des jeunes de toutes sensibilités. Près de la moitié des électeurs de Saïed n’avaient jamais voté. Elle a mobilisé des militants déçus par les partis, comme Khayreddine Debbaya, de Gabès, engagé dans un parti de gauche sous Ben Ali : « Les jeunes cherchent de nouveaux cadres d’engagement horizontaux pour des causes qui les concernent directement. » C’est via des groupes Facebook et des rencontres enracinées dans les lieux de sociabilité de cette génération que s’est faite la campagne hors norme de Kaïs Saïed, sans moyens de communication, sans meetings, sans payer des blogueurs 5 000 dinars (1 500 euros) pour mentionner le nom du candidat…

L’inconvénient de ce type de mobilisation « liquide », c’est qu’il est difficile d’en cartographier précisément les contours. Elle a mobilisé aussi des militants islamistes révolutionnaires, à présent tenus à distance et qui estiment que Kaïs Saïed a été kidnappé par la gauche. Ce flou nourrit les soupçons de ceux qu’inquiètent son projet de réforme, « aventureux », « anarchique », « irréaliste », mais surtout son réel conservatisme. En phase avec la très grande majorité de l’opinion.

Ainsi, Saïed est favorable à la peine de mort dans des cas extrêmes. Il estime que, dans l’héritage, le principe islamique prévaut sur l’égalité. Refuse que l’État s’immisce dans la vie privée et sanctionne les homosexuels, mais défend le fait qu’il doit protéger les valeurs de la société dans l’espace public. « Il nous a déclaré qu’il était opposé aux peines de prison pour les homosexuels et les consommateurs de drogue, témoigne toute-fois Lina Elleuch, militante d’une association de défense des minorités sexuelles. Nous l’avons trouvé ouvert au dialogue. » En fait, il considère surtout que « ces problèmes ne sont pas ceux de la majorité des Tunisiens, mais sont posés par l’élite qui croit pouvoir façonner la société ». Khayreddine Debbaya renchérit : « Ce sont des combats dictés de l’extérieur et qui marginalisent les questions sociales. » En proposant une perspective à une génération trahie par la transition démocratique et désespérée, Kaïs Saïed canalise dans un légalisme scrupuleux une contestation toujours latente qui pourrait se réveiller s’il devait être isolé ou éliminé par les tenants de l’ordre établi.


(1) La famille « centriste », un temps rassemblée dans Nidaa Tounes, s’est fragmentée en une demi-douzaine de candidats, dont la plupart ne dépassent pas les 2 %. Le candidat islamo-conservateur d’Ennahda finit troisième (12 %).


La résistible ascension de Nabil Karoui

Nabil Karoui, 56 ans, est l’antithèse de Kaïs Saïed. Fondateur d’une société de publicité sous Ben Ali, il a créé en 2007 la chaîne Nessma TV. Il est l’incarnation de la confusion entre argent, médias et politique léguée par l’ancien régime. Après 2011, pour préserver ses intérêts, il a mis sa chaîne au service du nouveau président, Béji Caïd Essebsi, et de son parti, Nidaa Tounes. Après les révélations en 2017 de l’association I Watch au sujet du mécanisme lui permettant de faire échapper ses bénéfices au fisc, il avait donné consigne à ses journalistes d’enquêter sur le dirigeant de cette organisation et de le diffamer. Il prétend avoir connu une rédemption morale depuis la mort accidentelle de son fils en août 2016 et sillonne les régions les plus reculées dans une vaste campagne caritative médiatisée sur Nessma TV. Il a distribué 500 000 abonnements téléphoniques gratuits aux plus démunis, qui sont depuis régulièrement contactés pour promouvoir sa notoriété. L’enquête ouverte après les révélations d’I Watch a été activée en juillet : ses avoirs ont été gelés et il a été placé en détention préventive le 23 août. C’est donc en prison qu’il a vécu le premier tour de la présidentielle, qui l’a qualifié pour le second. Créé l’été dernier, son parti Qalb Tounes (« Cœur de Tunisie ») pourrait néanmoins obtenir la majorité aux législatives du 6 octobre. Il est le candidat d’un statu quo rassurant pour une partie du pays et pour les partenaires extérieurs, bien qu’il ait approfondi la dépendance économique et creusé les inégalités.

Monde
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