Laurent Jeanpierre : « Les gilets jaunes ont proposé une relocalisation du politique »
Le politiste Laurent Jeanpierre a observé comment le mouvement des gilets jaunes est parvenu à remobiliser des groupes populaires réfractaires jusque-là à la politique, autour de préoccupations concrètes.
dans l’hebdo N° 1575 Acheter ce numéro
In girum imus nocte et consumimur igni » : « Nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par le feu. » Cette locution latine, parfois attribuée à Virgile et reprise par Guy Debord pour décrire notre condition commune dans « la nuit » de la société du spectacle et de la consommation, a semblé, pour Laurent Jeanpierre, correspondre à « la tonalité » de la contestation des gilets jaunes de l’année passée, voire, au-delà, délivrer « l’allégorie d’une époque ». Son ouvrage (1), fruit d’une recherche approfondie, analyse notamment le rôle important du « proche », ou du « local », en tant que nouvel enjeu d’imagination et d’élaboration politiques, dans ce mouvement qui s’est tenu à l’écart des idéologies et des organisations militantes classiques. Non sans dissimuler combien la mobilisation des gilets jaunes a, du coup, « ébranlé », ou « déstabilisé » au départ le chercheur qu’il est, pourtant habitué aux mouvements sociaux, lui intimant une certaine prudence, voire une modestie scientifique, posture pour le moins inhabituelle chez nombre d’intellectuels.
Diriez-vous que vous avez écrit un essai de « modestie scientifique », puisque vous reconnaissez, dès l’introduction, avoir été « déstabilisé » ou ébranlé par le mouvement des gilets jaunes ?
Laurent Jeanpierre : Ce mouvement a déjoué un certain nombre de catégories d’analyse, mais aussi l’horizon d’attente de beaucoup de militants politiques, y compris à gauche et à l’extrême gauche. Il a questionné aussi un certain nombre de savoirs établis sur les mobilisations, du fait de l’absence de leaders ou de porte-parole et d’organisations, qui contraste avec sa durée, et de son efficacité mobilisatrice – même si on peut discuter ensuite des réponses qu’il a obtenues et du succès de ses revendications. À cause de ces éléments de surprise, il nous faut remettre en cause nos certitudes et, notamment, nos conceptions de la politique transformatrice progressiste, et certains résultats de la sociologie politique. C’est dans cet interstice que le livre essaie de se situer : utiliser des savoirs de sciences sociales pour critiquer des réflexes non interrogés vis-à-vis de la politique protestataire, et inversement utiliser des éléments nouveaux de celle-ci telle qu’elle s’est rendue visible l’an dernier pendant la mobilisation pour critiquer des conceptions routinisées de la science politique. J’ai dans ce cadre essayé de proposer une hypothèse, qui n’est pas tant celle du retour des pratiques violentes dans les manifs ou de leur essor, mais plutôt l’idée que le mouvement participe d’une dynamique plus large de ce que j’ai appelé la relocalisation du politique. Les gilets jaunes sont en effet partie prenante d’un regain d’investissement politique des espaces territorialisés, localisés, de petite échelle, engagements provenant de la société civile dans des mouvements sociaux, mais pouvant venir aussi des pouvoirs publics à travers des dispositifs participatifs variés. Il y a donc un panel de pratiques politiques relocalisées et en plein essor, qui me semble constituer un nouveau front de luttes pour notre époque.
Comment s’est opérée cette relocalisation du politique ? Et pourquoi le local vous a-t-il semblé central dans ce mouvement ?
Il y a de nombreuses manières de décrire les traits saillants ou d’originalité de ce mouvement : occupation de ronds-points ; pratiques d’assemblée, mais en plein air sur ces ronds-points, avec un principe d’égalité de parole très abouti, chez des gens qui, pour la plupart, ne sont pas rompus à la prise de parole politique et publique (comme ce fut le cas à Nuit debout) ; mais aussi pratique émeutière, chez des individus qui parfois n’avaient jamais manifesté auparavant et se sont retrouvés confrontés à la violence policière… Un élément me paraît toutefois encore plus important : le caractère extrêmement décentralisé du mouvement. J’ai ainsi remarqué des mobilisations importantes dans des lieux qui n’en avaient plus connu, parfois, depuis 1968 ! Des gens qui étaient ou bien dégoûtés de la politique, ou bien indifférents à la politique, ou bien dépolitisés, en tout cas sans expériences politiques préalables et qui se sentaient parfois exclus de la politique (ou s’en étaient auto-exclus), se sont tout à coup mis (ou remis) à faire de la politique, y compris dans des lieux à faible densité de population ou de politisation protestataire. Il y a eu bien sûr aussi une dimension nationale du mouvement, et une dramaturgie parisienne qui a naturellement attiré les médias. Mais en lisant attentivement la presse quotidienne régionale, apparaissaient beaucoup les réseaux de solidarité, avec toutes ces personnes qui, sans être toujours physiquement sur les ronds-points, y passent, apportent de la nourriture, créent de l’entraide. Il n’y a donc pas simplement celles et ceux qui sont sur les ronds-points, mais en réalité une population plus large concernée par le mouvement. Un véritable lien social s’est reformé dans des espaces où celui-ci a été abîmé, voire avait disparu, comme dans la plupart des zones périurbaines. Que se dit-il alors ? Bien sûr, on parle des revendications, du Smic, des difficultés de pouvoir d’achat, de la taxation de l’essence, on est soudés par la détestation de Macron… Mais, surtout, on échange sur son vécu, l’expérience quotidienne et locale : on parle des temps de transport pour aller travailler, pour aller voir ses parents à l’Ehpad qui est loin, pour amener ses enfants à des activités, pour avoir accès à des services publics, etc. Ces discours, que certains peuvent qualifier à tort de non politiques, ou de « proto-politiques », énoncent l’ancrage territorial et les conditions concrètes de vie de chacun. Décentralisation, appui de la population proche, discours ancrés dans la vie sur le territoire : tous ces éléments observables à des degrés divers selon les lieux convergent pour parler de relocalisation du politique dans le mouvement.
Vous soulignez le fait que ce mouvement a montré combien les contraintes de la mobilité spatiale entraînent celles de la mobilité sociale.
Les gilets jaunes ont exprimé une contradiction forte de la société néolibérale, parce qu’ils la vivent de manière plus aiguë que d’autres : une des injonctions majeures du capitalisme néolibéral est celle de la mobilité, la promesse de mobilité, qui voudrait qu’en bougeant, en se formant tout au long de la vie, en acceptant de faire deux heures quotidiennes de voiture pour aller travailler, on gagnera forcément quelque chose. Les gilets jaunes ont exprimé au contraire que le fait d’avoir bougé, d’avoir accepté d’être exclus des centres-villes, ou d’avoir quitté les campagnes, de bouger chaque jour pour aller travailler et donc d’avoir des frais de carburants très importants, ne leur a pas conféré de bénéfices substantiels, non seulement pour eux-mêmes, mais plus encore pour leurs enfants. Et les sondages ne cessent de montrer que les gens ne croient plus à cet espoir de mobilité et au fait que le futur serait plein de promesses ! Ainsi, les gilets jaunes, qui entretiennent ce rapport ambivalent à la mobilité, avec une mobilité géographique qui ne se solde pas par de la mobilité sociale, expriment-ils une contradiction vécue plus largement par des groupes sociaux beaucoup plus favorisés qu’eux et, a fortiori, par les groupes plus défavorisés. L’identification envers eux et le mouvement n’en a été que plus solide.
Selon vous, du fait de sa composition, avec beaucoup de « primo-manifestants » et un caractère qu’eux-mêmes ont défini comme « apartisan » car n’ayant souvent eu aucune expérience militante dans des organisations, ce mouvement a eu une fonction d’éducation populaire à la politique…
Même s’il y avait peu d’expérience politique antérieure chez beaucoup des acteurs, cela ne signifie pas qu’ils n’avaient pas d’expériences du collectif. Les connaissances classiques sur les mouvements sociaux indiquent généralement qu’un tel mouvement, sans organisation ni leaders (ou alors très provisoires), tend à être fragile et a peu de chances de pouvoir durer. Alors pourquoi cela a-t-il été démenti ? Je crois justement que le mouvement a réussi à durer parce que les gens ont eu un grand intérêt à y rester, notamment parce que l’on apprenait plein de choses sur les ronds-points. On apprend d’abord que l’on n’est pas tout seul et que l’on peut s’entraider ; on s’informe sur les référendums, sur les grandes histoires de la contestation politique, des gauches, mais aussi sur le racisme, sur les minorités sexuelles, sur l’écologie, sur la justice fiscale, etc. Je pense que c’est ce qui s’est passé : il y a eu des formes d’apprentissage collectif très importantes et une partie des liens de sociabilité qui ont été tissés et entretenus sur les ronds-points vont demeurer.
Voilà aussi pourquoi je suis très attentif aux éventuelles initiatives venues des gilets jaunes ou en prolongement du mouvement lors des prochaines élections municipales en mars 2020. Elles participeraient de cette repolitisation du local dont je parlais auparavant. Chacun mesure aujourd’hui que les gauches et les socialismes sont peut-être en passe d’entrer dans une phase de transition idéologique, programmatique, organisationnelle radicale, où l’écologie jouera très certainement un rôle central. Or l’écologie et l’échelle locale ont aussi des affinités. Même si l’échelle locale ne peut suffire à construire une politique transformatrice d’ensemble, comme je le souligne aussi dans mon livre, il faudra bien partir de ce qui est tissé et de ce qui existe.
On ne saurait ignorer la question des violences policières, près d’un an après le début du mouvement des gilets jaunes. Or vous montrez dans votre livre que le « grand débat » macronien et la répression policière constituent deux faces de la même pièce mise en place par le pouvoir. Comment cela s’articule-t-il ?
Mon idée est simple. Quand le régime de luttes change, ce que j’appelle le gouvernement des luttes tend également à muter. Et quand on entend analyser un mouvement social, il faut aussi restituer les actes du pouvoir dans un théâtre de conflits. C’est d’ailleurs dans cet esprit qu’il faudrait observer attentivement comment Macron a répondu au mouvement dans son ensemble, notamment avec des primes – et non avec l’augmentation du salaire minimum par exemple – ou bien en reportant, ces derniers jours, le coût de l’annulation de la hausse de CSG sur les petites retraites au budget de la Sécurité sociale. J’ai, pour ma part, essayé de trouver des signes indiquant cette transformation du mode de gouvernement des luttes en inscrivant une partie de la réponse gouvernementale aux gilets jaunes dans des séries historiques un peu plus longues.
Depuis la présidence Sarkozy, on observe ainsi un accroissement de la répression policière, de l’armement des polices et une confirmation de la singularité violente de la France dans la gestion policière des mouvements sociaux. Je me suis aussi intéressé à la réponse pseudo-participative du gouvernement, dans ce qui a pris pour nom le « grand débat ». Comme dans d’autres pays en proie aux politiques néolibérales, synonymes d’accroissement de la pauvreté, de la précarité et des inégalités, le participatif apparaît depuis plusieurs années comme un complément à une démocratie représentative dont on voit bien qu’elle ne fonctionne plus et qui est confrontée de plus en plus à une critique radicale des représentants de la part des représentés.
Je pense qu’en situation de crise sociale, le participatif (ou le pseudo-participatif) et le répressif ne sont pas deux techniques de pouvoir indépendantes. Leur conjugaison permet de diviser la population, en disant qu’il y aurait d’un côté ceux qui acceptent de discuter, de participer, de délibérer, et, de l’autre, ceux qui continuent à être dans la rue. Dans les mois derniers, l’opération relève du tour de passe-passe, puisque très peu de ceux qui étaient sur les ronds-points et dans la rue ont participé à la plateforme du « grand débat ». Mais cela a laissé l’idée que certaines personnes acceptaient le dialogue – et seraient des « démocrates » – et que les autres seraient des « antidémocrates » qui refuseraient de discuter (« casseurs », « black blocs », ou même « fascistes »). Ce type de stratégie double, répression-participation, a, selon moi, des chances d’être poursuivi, comme on en a déjà l’exemple avec les nouveaux débats « citoyens » autour de la réforme des retraites.
(1) In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Laurent Jeanpierre, La Découverte, 192 pages, 12 euros.
Laurent Jeanpierre Professeur de science politique à l’université Paris-8.