Lubrizol : pourquoi l’État n’est plus crédible
Gestion chaotique, cacophonie gouvernementale, leçons non tirées d’incidents passés, normes assouplies : l’incendie de l’usine chimique de Rouen fait monter une crise politique.
dans l’hebdo N° 1571 Acheter ce numéro
N ous voulons toute la transparence ! » L’exigence est devenue un leitmotiv, repris par les habitants de dizaines de localités touchées, les associations, les agriculteurs, les syndicats et les politiques mobilisés après l’incendie qui a ravagé pendant près de vingt heures l’usine Lubrizol à Rouen. L’énorme panache noir qui s’est échappé du site a dispersé des suies jusqu’en Belgique et aux Pays-Bas. Si le foyer principal semblait maîtrisé jeudi 26 septembre dans la soirée, après une intervention de grande envergure des pompiers, l’opacité était loin de s’être dissipée dans les esprits, en début de semaine suivante, en dépit des communiqués uniformément rassurants distillés par la préfecture de Seine-Maritime : « La qualité de l’air est dans son état habituel », « les suies ne sont pas dangereuses », « les analyses n’ont pas fait apparaître de toxicité aigüe. »
De quoi faire sortir de ses gonds François Veillerette. « Il est hallucinant d’entendre le préfet qualifier de “normale” la composition de ces fameuses suies, s’élève le porte-parole de l’association Générations futures, alors qu’elles contiennent des composants cancérogènes à long terme. Et puis la belle affaire que la qualité de l’air soit désormais “bonne” : pendant une quinzaine d’heures, des milliers de personnes ont respiré les fumées de l’épais panache à pleins poumons. » Il est même pertinent de parler de « marée noire atmosphérique », estime Jacky Bonnemains, président de l’association Robin des bois.
Lubrizol, qui produit des additifs pour lubrifiants et carburants, stocke notamment des hydrocarbures comme le benzène. Huit mille mètres carrés de toitures amiantées sont partis en fumée. En raison de la dangerosité potentielle de ces produits pour la santé des populations et l’environnement, le site est classé « Seveso seuil haut », dénomination consécutive à l’accident historique qui a eu lieu en 1976 dans la ville du même nom, près de Milan (Italie), et dont a découlé une directive européenne destinée à encadrer les sites chimiques les plus dangereux (1). « Lubrizol, un Seveso français ? », interroge le toxicologue André Cicolella, animateur du Réseau environnement santé (RES). Car les composés produits au cours de l’incendie pourraient receler des dioxines chlorées, cancérogènes chez l’humain, et un puissant perturbateur endocrinien. Comme à Seveso où, quarante ans après, des enfants contaminés lors de la grossesse de leur mère payent le plus lourd tribu. « Dans l’immédiat, commente le RES, les consignes recommandant d’éviter tout contact humain et demandent la mise à l’écart des animaux et des végétaux contaminés par les suies apparaissent appropriées. C’est en priorité les femmes enceintes qui doivent éviter cette contamination. »
Car les pouvoirs publics en sont restés « au siècle dernier » dans la gestion de la santé publique, dénonce François Veillerette. « Ils se félicitent qu’il n’y ait pas eu d’explosions ni d’intoxications mortelles, et que les normes de qualité de l’air soient respectées au lendemain de la catastrophe. Mais qu’en est-il des effets chroniques à long terme d’une exposition à ces émanations ? Il faudrait impérativement mettre en place une surveillance épidémiologique. D’autant plus que l’important, c’est ce qu’on ne nous dit pas ! Quelle est la composition exacte des produits qui ont brûlé ? Nous n’avons toujours pas la liste ! » La direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) en disposerait pourtant, affirmaient mardi matin les dirigeants de Lubrizol, ce qui n’a pas contribué à calmer les esprits de la vingtaine d’organisations très diverses (2) qui ont manifesté ce jour-là devant le palais de justice de Rouen pour exiger « une transparence complète » sur cet accident industriel.
Car dès le départ de l’incendie, à 2 h 40 dans la nuit du 25 au 26 septembre, on assiste de la part des pouvoirs publics à une suite de comportements et d’interventions qui n’ont eu de cesse d’alimenter l’inquiétude et le soupçon. La maire du Petit-Quevilly ne décolère pas devant les retards d’information dont elle s’estime victime de la part de la préfecture, alors qu’une partie du site de Lubrizol se trouve sur le territoire de sa ville. Des gendarmes sont aperçus portant des masques à gaz, alors qu’aucune consigne n’a été donnée aux riverains quant aux impacts respiratoires. Pourtant, plusieurs personnes, dont des pompiers et des policiers, signalent irritations et gênes au niveau de la gorge et des yeux, nausées, maux de tête ou vertiges. La préfecture indique qu’il n’y a pas de risque à nettoyer les suies, mais conseille de porter des gants. Et alors qu’elles n’induiraient pas de danger à Rouen, on bloque les productions agricoles de quelque 500 exploitations susceptibles d’avoir été touchées jusqu’aux Hauts-de-France, en attente de « garanties sanitaires ». Agnès Buzyn déclare qu’il n’y a pas de risque pour la santé, mais que la ville de Rouen « est clairement polluée ». Au summum de la confusion, la ministre de la Santé déclare sur place que « l’on peut être grossièrement rassuré par le fait qu’il n’y a pas en quantité importante des produits potentiellement dangereux, mais je ne peux pas dire qu’il n’y a pas de danger ».
Quatre autres ministres se sont déplacés sur les lieux, renforçant le sentiment d’une crise majeure dont personne n’ose dire le nom. Le rectorat de Rouen affirmait que tous les établissements scolaires de l’agglomération (environ 240) avaient été contrôlés et nettoyés « selon le protocole de l’Agence régionale de santé » en fin de semaine dernière. Pas convaincus, certains enseignants avaient décidé, lundi dernier, d’exercer leur droit de retrait. La sociologue de la santé Annie Thébaud-Mony, qui travaille de longue date sur les scandales de pollution, notamment liés à l’amiante, incite les parents à refuser d’envoyer leurs enfants en classe tant que des mesures n’établiront pas que l’environnement des écoles ne présente pas de danger. « J’ai aussitôt affirmé que la situation était grave. Et pourtant les autorités utilisent les mêmes mécanismes de communication que sur le plomb émis suite à l’incendie de Notre-Dame de Paris [lire ci-dessous] _: elles mettent au point un discours faussement rassurant et n’en démordent pas… Ces deux catastrophes majeures ont renforcé la méfiance des citoyens envers le gouvernement et l’administration. Il ne devrait pas y avoir de secret industriel quand la santé des citoyens est en jeu ! »_ Car le Premier ministre, Édouard Philippe, a eu beau faire la promesse d’une « transparence totale sur les conséquences de l’accident », la défiance ne s’est pas dissipée. « La transparence, certes, mais à condition qu’on associe toutes les parties prenantes et à tous les niveaux », réclame François Veillerette.
Il faudra au gouvernement des trésors de persuasion pour convaincre de sa bonne foi. Jacky Bonnemains rappelle l’historique fâcheux des relations complaisantes de l’État avec Lubrizol, qui a connu plusieurs incidents récents. En 2013 notamment, l’établissement de Rouen connaissait une fuite de mercaptan, gaz soufré toxique. « Près de 100 000 personnes ont été exposées, entre Londres et le Sud de Paris, et l’État n’a même pas porté plainte. L’industriel s’en est tiré avec une amende de… 4 000 euros ! »
L’association dénonce aujourd’hui un scandale d’une autre portée : le « retour en arrière considérable » de l’information préventive mise en place à la suite de la catastrophe de l’explosion de l’usine AZF (lire ci-dessous). En novembre 2017, une instruction gouvernementale restreignait, au nom de la lutte contre le terrorisme et les actes malveillants, l’accès du public (y compris journalistes, avocats et associations) aux informations sur les risques des usines manipulant des substances dangereuses. « Consultés fin 2016 par la mission intergouvernementale qui préparait cette instruction, nous l’avions alertée sur les problèmes en cas de catastrophe majeure : c’est exactement ce qui se passe à Rouen, déplore Jacky Bonnemains. Voilà pourquoi à ce jour nous n’avons pas accès à la liste précise des substances stockées sur le site de Lubrizol, et à plus forte raison des produits de décomposition contenus dans les fumées de l’incendie. Nous sommes même convaincus que l’État lui-même ne sait pas tout ce qui est entreposé sur un site aussi vaste – 14 hectares suite à plusieurs agrandissements –, alors que la Dreal manque de moyens pour exercer sa mission de contrôle… »
Le dossier à charge s’est alourdi en juin 2018, souligne le site d’information Actu-environnement, quand le gouvernement assouplit les obligations encadrant les installations classées, y compris dans la catégorie Seveso : les modifications qu’elles sollicitent sont désormais soumises à un simple examen, au cas par cas, sous l’autorité du préfet. Le site rouennais de Lubrizol s’est engouffré depuis dans la brèche, obtenant à deux reprises par cette voie discrétionnaire l’autorisation d’accroître ses capacités de stockage de produits dangereux.
En 2016, Robin des bois avait également soulevé le risque pour l’État de voir se développer de nombreux contentieux en cas d’accident majeur. Là encore, l’avertissement est en passe de se vérifier. Générations futures va déposer une plainte pour mise en danger de la vie d’autrui et atteinte à l’environnement, et plusieurs recours en justice ont été annoncés, issus de particuliers notamment. Robin des bois livre un avant-goût de ce qui pourrait faire gonfler une crise politique, en divulguant les informations « parcellaires » qu’elle détient : le site de Lubrizol contiendrait notamment des substances chimiques considérées comme des précurseurs d’armes chimiques, d’autres susceptibles de dégager des gaz toxiques au contact de l’eau, toxiques pour la vie aquatique, des produits chlorés (comme à AZF) et même des sources radioactives.
Et Jacky Bonnemains de souligner le piège qui s’est refermé sur les autorités. « Elles sont sous l’injonction d’une demande de transparence immédiate, alors qu’elles sont dans le brouillard, faute de disposer de tous les paramètres. On ne leur reprocherait pas d’avoir le courage de fermer les écoles le temps d’effectuer des analyses complètes probantes. Au lieu de ça, on a rouvert les classes dès lundi pour laisser penser que tout est normal… »
(1) On recense 705 sites industriels « Seveso seuil haut » en France, et 607 « seuil bas ».
(2) Syndicats de l’industrie, de paysans et de médecins, associations écologistes, de défense des droits humains, mouvements lycéens, etc.
Notre-Dame : l’omerta sur la surexposition au plomb
Le 15 avril, 400 tonnes de plomb partaient en fumée avec la charpente de Notre-Dame. Dès le 19 avril, en raison de la surexposition au plomb, fortement toxique et cancérogène, l’association Robin des bois avait demandé des mesures aux autorités. Après les premiers contrôles, celles-ci s’étaient voulues rassurantes. « Pas de risques liés à l’absorption de plomb lors de l’inhalation de l’air extérieur », écrit l’Agence régionale de santé (ARS) le 9 mai, tout en confirmant « la présence de poussière de plomb aux alentours immédiats de la cathédrale ».
Aux interrogations, peu de réponses seront données. Jusqu’au 4 juillet et une série d’articles de Mediapart révélant, entre autres, des teneurs en plomb anormalement élevées dans les sols, de multiples signalements quant à l’exposition que subissent les travailleurs sur le chantier de la cathédrale ou encore l’opacité de la préfecture et de l’ARS qui ne communiquent pas les données. « Des inquiétudes légitimes », selon la mairie de Paris qui tempère, le 18 juillet : « Aucune crèche ni école n’aurait ouvert si le moindre risque était avéré. » Pourtant cet été, deux écoles transformées en centre de loisirs sont fermées suite à des prélèvements de l’ARS. Le chantier de Notre-Dame est lui aussi interrompu après un rapport de l’inspection du travail. Avec la rentrée, les inquiétudes ne faiblissent pas chez les parents d’élèves des écoles environnantes. Des actions en justice sont même envisagées.Le lundi 30 septembre, un collectif créé après l’incendie faisait déjà le parallèle avec la catastrophe de Rouen : « Le gouvernement nous dit qu’il n’y a pas de dangers. Mais après ? ». Victor Le Boisselier
Une législation héritée d’AZF puis assouplie
En 2003, la France se dote d’une loi pour éviter de renouveler la catastrophe d’AZF, ayant causé 31 morts et 2 500 blessés deux ans plus tôt. Cette loi « relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages » instaure des périmètres de sécurité autour des usines Seveso seuil haut. Là, l’État se garde le droit d’exproprier par mesure de sécurité et de gérer les constructions ou aménagements. Et ce, dans le cadre des plans de prévention des risques technologiques (PPRT). Or, depuis 2018, le périmètre en question a été réduit. Cet assouplissement permet notamment la réalisation de projets immobiliers, autrefois jugés trop proches des sites dangereux. Autre changement : les modifications sur les sites Seveso seuil haut déjà en fonctionnement ne nécessitent plus l’autorisation – ni les contrôles – d’instances environnementales mais simplement l’aval du préfet. Lubrizol Rouen est classée Seveso seuil haut depuis 2009, en raison des matières dangereuses qui y sont stockées. Victor Le Boisselier