Plan luxure à Troie

Simon Abkarian réécrit le mythe antique d’Électre sur un mode féministe.

Gilles Costaz  • 23 octobre 2019 abonné·es
Plan luxure à Troie
Aurore Frémont est une Électre inattendue, un peu gavroche et d’une belle énergie.© Antoine Agoudjian

Surprenant qu’on ne parvienne pas à s’abstraire des tragédies grecques et de la mythologie antique, alors que 2 500 ans se sont écoulés depuis la belle époque des Atrides et autres héros aux mains rouges de sang ! On tente sans cesse de nous faire voir l’actualité à travers une grille antique, en nous assénant – c’est le refrain de l’année – qu’Ulysse était le migrant type de la période avant Jésus-Christ. Vous parlez d’un migrant ! Migrateur peut-être, mais bien nourri et cajolé par les sirènes.

Avec Simon Abkarian, qui monte au Soleil sa nouvelle pièce, Électre des bas-fonds, la pensée est autre. Chez lui, la confrontation des mythes avec les temps présents est essentielle. Si l’on flotte, inévitablement, entre hier et aujourd’hui, ce n’est pas pour rester à la surface mondaine des choses mais pour aller au plus profond de la tragédie. La tragédie dans ses deux sens : l’inéluctable ratage de l’humanité dans sa course au bonheur, le genre théâtral tragique qui reste éternel mais change de forme à travers les siècles.

Acteur très demandé au cinéma, Abkarian est parvenu à écrire une œuvre déjà imposante : Pénélope ô Pénélope, Ménélas Rebétiko Rapsodie, Le Dernier Jour du jeûne, L’Envol des cigognes. C’est, dans l’ensemble, magnifique, d’un souffle inhabituel dans le concert français (les origines orientales, arméniennes de l’auteur n’y sont pas pour rien).Mais, parfois, le spectacle se cherche, ralentit sous l’abondance des mots, ne trouve son équilibre qu’au fil des semaines, ou même à la reprise, quelque temps plus tard. C’est ce que l’on avait vécu avec son texte majeur, Le Dernier Jour du jeûne, et ce que l’on est sans doute en train de vivre avec Électre des bas-fonds. Abkarian met la barre haut et additionne les éléments à risques : ça craque un peu ici ou là dans la charpente…

L’histoire classique d’Électre est reprise respectueusement à travers ses différents épisodes. Revenue à Argos après la guerre de Troie, la jeune Électre vit dans la haine de sa mère, Clytemnestre, qui a tué son père, Agamemnon, et d’Égisthe, l’amant de la reine. Elle attend son frère Oreste, que la rumeur donne pour mort mais qui viendra bien commettre la vengeance entendue. Ce qui change avec Abkarian, c’est que le mythe est réécrit au plus près du destin des femmes, dans une tonalité absolument féministe. Électre est devenue une petite prostituée. Tout son entourage fait le même « métier » dans le même bordel. Elles sont les damnées de la terre. Et la vengeance viendra par le travestissement d’un homme en femme : c’est sous l’apparence d’un autre sexe qu’Oreste s’introduit à Argos avant d’accomplir son double meurtre.

Un parti pris de tragédie musicale baroque permet à Abkarian de transcender les époques et les styles. En ouverture, les personnages féminins sont en tutu et les hommes en smoking, puis on bascule dans la trivialité d’un lupanar où le soutien-gorge visible, la jupe courte, les bas moulants, les couleurs criardes illustrent les bas-fonds annoncés dans le titre. Ensuite, les femmes portent de ravissantes robes noires légères ; le climat général renoue avec l’esthétique habituelle du Théâtre du Soleil, c’est-à-dire un retour à une pureté archaïque – moins nourrie de références asiatiques cependant. C’est un spectacle très mouvant, qui semble épouser les fluctuations de l’accompagnement musical du fougueux trio Howlin’ Jaws. Les musiciens passent constamment de la partition dramatique, d’inspiration classique, au registre rock et aux sonorités folkloriques. Grèce du sirtaki et Grèce électro -s’entremêlent !

On a compris que les deux heures et demie du spectacle, joué à grande vitesse, sont un tournoiement. Dans le large décor du Théâtre du Soleil, dont le fond comporte en son centre un salon distant et secret, les mouvements des vingt comédiens-danseurs (soit quatorze actrices et six acteurs) sont habilement rythmés et chorégraphiés. Tant d’interprètes et d’éléments qui vont au bout de leurs trajectoires complexes, il y a de quoi créer un emballement dont on voit bien qu’il est à même de transporter une grande partie du public. Mais ne faudrait-il pas alléger cette littérature trop abondante, trop sonore, enlever des clins d’œil peu compréhensibles (qu’est-ce que cet homme coiffé d’un haut-de-forme ? Fantômas ? Non, un M. Loyal dont on ne sait ce qu’il fait là).

Les scènes centrales sont le plus souvent admirablement jouées. L’œil poché (par son maquillage), Aurore Frémont est une Électre inattendue, un peu gavroche, d’une grande et belle énergie. Catherine Schaub Abkarian est une Clytemnestre au jeu somptueux. Rafaela Jirkovsky est une Chrysothémis élégamment pugnace. Olivier Mansard donne à Égisthe la bonne roublardise (ignoble). Assaad Bouab est d’une juste rigueur en Oreste. Tous les rôles féminins sont tenus avec un remarquable double sens de la mobilité et de l’immobilité (Annie Rumani, Chouchane Agoudjian, Nedjma Merahi…) La fête est à son comble, un peu trop. Un peu enivrée de sa surabondance.

Électre des bas-fonds est un noble soutien d’un homme apporté à la cause des femmes. On peut pourtant penser – disons-le sans détour ! – que les œuvres écrites par les femmes elles-mêmes surpassent souvent, dans leur vérité, leur profondeur, ce que les hommes écrivent en leur faveur. Qu’on pense à Elfriede Jelinek, Marie NDiaye, Ariane Mnouchkine même. Artiste généreux et brillant, Simon Abkarian apporte beaucoup à un mouvement nécessaire – et il a la grande idée de confier la majeure part des rôles à des actrices – mais les voix féminines d’aujourd’hui sont plus inattendues et plus radicales.

Électre des bas-fonds, Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, Paris XIIe, 01 43 74 24 08, jusqu’au 3 novembre. Texte chez Actes Sud-Papiers.

Théâtre
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