Survivance des lucioles
Dans _L’Âcre Parfum des immortelles_, Jean-Pierre Thorn revient sur cinquante années de combats et d’espoir à travers le souvenir d’un amour de jeunesse.
dans l’hebdo N° 1574 Acheter ce numéro
Après neuf ans de silence, Jean-Pierre Thorn revient avec un film qui ne ressemble à nul autre dans sa filmographie. Une œuvre intime, très personnelle, indiscutablement politique comme toujours, et qui témoigne de son parcours, long parcours désormais. Non pas sous forme de bilan, mais en interrogeant, avec ses propres films, la manière dont l’histoire a tourné et, par là, ce que sont devenus ses révoltes et ses espoirs.
Le réalisateur le fait à travers une histoire d’amour. Un premier grand amour, avec Joëlle, quand ils avaient 20 ans, en 1968. « Nous nous sommes tant aimés » aurait pu être un autre titre. Mais L’Âcre Parfum des immortelles, outre la polysémie de ce dernier mot – Joëlle, en lui, n’est effectivement pas morte, alors qu’elle a disparu très jeune, à 25 ans –, dit combien les impressions sensorielles sont à l’origine de la remontée du souvenir. Et le film, en effet, est construit ainsi : la sensualité et l’intelligence de Joëlle en contrepoint d’une traversée des cinquante dernières années.
De Joëlle, on entend d’abord les lettres, qui constituent le fil rouge du film. Elles sont lues par la chanteuse Mélissa Laveaux, à la voix juvénile et bien timbrée. Joëlle est une amoureuse, mais libre, enjouée, prompte à remettre à sa place, avec humour, son amant quand celui-ci fait preuve d’autorité masculine. Jean-Pierre Thorn la montre à peine au début, évoquant tout de même l’abondance de sa chevelure rousse. Il passe en revue des photos de mobilisations en 1968 et soudain la repère, en train de peindre des banderoles. Ses cheveux cachent son visage.
Mais plus le film avance, plus le spectateur découvre Joëlle, si l’on ose dire. Car, à proprement parler, c’est le cinéaste qui montre des photos de son amoureuse plus dénudée, à mesure qu’un rapport d’intimité se crée avec celui qui regarde. Le réalisateur/narrateur, qui dit « tu » à « sa » Joëlle, filme des lieux où ils se sont tenus enlacés, en haut d’une tour dominant la ville ou dans une chambre d’hôtel sans charme. Il y a moins de nostalgie ici que la capacité à faire sentir une présence, un corps jeune et gracieux, tandis que la lecture des lettres continue de faire résonner l’esprit de Joëlle, son regard, sa soif d’érotisme et la qualité de son amour pour Jean-Pierre.
C’est très beau et d’autant plus fort que cette histoire ne se résume pas à un tête-à-tête. Elle s’inscrit dans une époque. « Ensemble, comme tant d’autres, nous serons amoureux du rêve de transformer le monde », dit Jean-Pierre Thorn. Mais, on le sait, le rêve ne s’est pas réalisé. Il s’est même parfois transformé en cauchemar. Ainsi, le cinéaste revient sur les lieux où il a filmé deux ouvriers syndicalistes pour Le Dos au mur (1979) et Je t’ai dans la peau (1989). Sur le site des usines rasées : des quartiers d’habitation pour classes moyennes ici, un golf là. La mémoire d’une vie de travail devrait être sauvegardée, comme celle d’un amour… Le cinéaste a aussi retrouvé Nordine, graffeur impénitent qui déjà, dans Faire kiffer les anges (1996), imaginait un avenir plus difficile encore pour les générations à venir. Ce que les émeutes de 2005 ont confirmé.
Pour autant, tout n’est pas sombre. Nacera Guerra, déjà présente dans Génération Hip-Hop (1995), s’est épanouie dans ce mouvement pourtant difficile pour les femmes. Le chorégraphe Farid Berki, filmé pour Faire kiffer les anges, parle de la possibilité persistante de transformer son environnement. Jusqu’à aujourd’hui : Jean-Pierre Thorn est allé à la rencontre de gilets jaunes conscients de la nécessité de réinventer la politique.
L’Âcre Parfum des immortelles ne se complaît pas dans une vision de l’effondrement. Au contraire, il y a, en son cœur, une recherche des persévérances peu visibles ou cachées – comme le parfum de fleurs persistantes… « Tes mots résonnent avec ce que j’essaie de croire, dit Jean-Pierre Thorn, que tout ce qui a été vécu avec intensité ne peut mourir. »
L’Âcre Parfum des immortelles, Jean-Pierre Thorn, 1 h 19.