Traversée Espagne-Maroc : « Des gens sont en danger mais nous devons attendre »

L’Espagne durcit sa politique de sauvetage en mer et se défausse sur le Maroc, au risque d’accroître le nombre de morts, selon Manuel Capa, du Secours maritime espagnol.

Hugo Boursier  • 15 octobre 2019 abonné·es
Traversée Espagne-Maroc : « Des gens sont en danger mais nous devons attendre »
© photo : 60 000 personnes sont arrivées en Espagne en 2018. Depuis le 1er janvier 2019, ils sont seulement 15 000. crédit : Marcos Moreno/AFP

À l’été 2018, pas un jour ne passait sans que Manuel Capa soit accompagné d’une foule de reporters du monde entier. Dans les ruelles de Tarifa, d’Algésiras ou d’Almeria, le matelot du Salvamento Marítimo (Sasemar) – l’organisation civile espagnole chargée du secours en mer – et délégué syndical CGT servait de guide local pour les journalistes venus couvrir l’afflux massif de réfugiés dans la péninsule. L’Espagne était alors le pays d’Europe qui enregistrait le plus grand nombre d’arrivées de migrants, plus de 60 000, selon l’Organisation internationale des migrations, pour l’année 2018. Certaines semaines, la Sasemar récupérait 500 exilés en une seule journée dans le détroit de Gibraltar. Depuis le 1er janvier 2019, les réfugiés arrivés en Espagne par la mer sont environ 15 000. Une réduction qui s’explique, selon Manuel Capa, par la militarisation de la frontière et la coopération renforcée avec le Maroc, une politique qui rendrait la traversée encore plus dangereuse.

À l’image d’autres pays en Europe, l’Espagne durcit sa politique de contrôle migratoire. Comment se traduit cette décision dans le détroit de Gibraltar ?

Manuel Capa : Ce durcissement coïncide avec l’arrivée de la Guardia Civil dans la gestion de la frontière maritime. La police militaire espagnole a changé le visage du Salvamento Marítimo, notamment par la mise en place du mando único (mandat unique) en août 2018. Ce dispositif, décidé par le ministère de l’Intérieur, qui a la main sur la Guardia Civil, sert à coordonner les actions de sauvetage et de débarquement des migrants dans les ports du sud de l’Espagne. Plus concrètement, le capitaine maritime, qui donnait habituellement l’alerte depuis sa tour de coordination, est dorénavant supervisé par un policier de la Guardia. C’est l’institution militaire qui a pris les rênes du sauvetage, un domaine alors réservé aux civils.

Ce changement de politique se traduit-il concrètement dans votre quotidien ?

Une des conséquences, c’est l’augmentation du temps de réaction entre l’alerte émise par le centre de coordination à la vue d’un bateau en perdition au large et le moment du sauvetage. Il peut se passer trois ou quatre heures alors qu’auparavant un navire de secours pouvait sortir du port en quelques dizaines de minutes. Les pateras, ces embarcations précaires qu’empruntent les exilés pour traverser le détroit, risquent souvent de se perdre sans que personne ne lève le petit doigt. Ce qui élève le nombre de morts en mer. En 2018, sur un peu plus de 60 000 personnes récupérées, environ 800 ont été retrouvées mortes. Aujourd’hui, alors que le nombre d’arrivées a chuté à 15 000, environ 300 personnes sans vie ont été repêchées.

Le gouvernement espagnol soutient financièrement le Maroc mais refuse d’améliorer nos conditions de travail. Pourtant, notre organisation est reconnue dans la société. Son rôle n’est pas seulement lié au domaine des migrations, mais aussi aux nageurs qui se perdent en mer ou aux pêcheurs en difficulté. Nous demandons donc davantage de moyens et des équipages plus nombreux à bord. Sur des bateaux pouvant mesurer plus de 30 mètres, nous sommes moins de dix sur le pont. Sur le plus petit, qui est long de 21 mètres mais est aussi l’un des plus rapides, nous sommes seulement trois : un capitaine, un mécanicien et un matelot.

L’équipage est opérationnel vingt-quatre heures sur vingt-quatre durant toute une semaine. S’il embauche un lundi, il sera en repos à partir du lundi suivant pendant les sept jours suivants. À n’importe quelle heure, le personnel doit pouvoir être réuni au port en moins de vingt minutes. C’est très intense, et la vie familiale peut être affectée par ce rythme. Parfois, nous devons sauver plus de 80 personnes en mer en un seul voyage. Et sur 600 kilomètres de « frontière sud », allant de Carthagène à ­Barbate, nous sommes seulement quarante au sol et quarante en mer.

Est-ce aussi ce déplacement de la gestion de la frontière au Maroc qui explique la baisse du nombre d’arrivées ?

Oui, et c’est un réel changement de politique de la part du gouvernement espagnol, qui souhaite que le Maroc intervienne plus souvent en mer. Mais celui-ci n’a pas les moyens ­suffisants pour subvenir aux besoins immédiats au large et procéder aux sauvetages dans ses eaux nationales, même si l’Espagne finance à grands frais le contrôle migratoire marocain. En 2019, environ 60 millions d’euros ont été envoyés à Rabat pour renforcer la lutte contre l’immigration illégale, après que l’UE lui a accordé 140 millions d’euros en 2018, piochés dans le Fonds fiduciaire d’urgence qui sert aussi à former les garde-côtes libyens. Dans les faits, à partir d’une ligne entre les 35e et 36e parallèles, les ordres du gouvernement sont de ne pas sauver les embarcations à la dérive, considérant que c’est au Maroc de s’en occuper.

Au Salvamento Marítimo, dont la mission principale est le sauvetage en mer depuis vingt-cinq ans, nous sommes révoltés par cette politique. Le Maroc n’a pas les moyens de prendre en charge les bateaux surchargés d’hommes, de femmes et d’enfants, et l’Espagne ne fait rien car elle considère que ce n’est pas à elle de s’en charger. À l’instar des garde-côtes libyens avec l’Italie, du personnel marocain est aussi formé en Espagne.

Concernant le Salvamento Marítimo, quel est le protocole quand vous allez au secours des naufragés ?

Pour une embarcation qui transporte des exilés, nous sommes appelés par le centre de coordination, nous partons en mer et nous nous rapprochons du bateau, qui peut être une barque en bois, voire un bateau pneumatique de type zodiac, ce qui est le cas le plus dangereux. Puis nous portons secours aux migrants. Nous analysons la situation : si les gens à bord sont agités, nous leur demandons rapidement de se calmer, car certains sautent à l’eau alors qu’ils ne savent pas toujours nager. Il y a déjà eu des noyades sous nos yeux. Nous essayons de nous aligner avec la patera, puis nous lançons une corde à l’avant de l’embarcation, et ensuite une autre à l’arrière. Après, les exilés montent un par un sur notre bateau et restent à bord jusqu’au port de débarquement. À partir de ce moment-là, notre mission est terminée. Ce sont la Croix-Rouge espagnole, la police et des agents de Frontex qui prennent le relais.

Mais cette rapidité d’exécution a changé avec le mando único. Aujourd’hui, nous recevons l’ordre d’attendre. La tour de contrôle observe le bateau à la dérive et, en fonction de sa position, se coordonne avec les autorités marocaines. Nous ne prenons la mer qu’à partir du moment où il est certain que le bateau commence à couler et que ses passagers à bord sont en danger de mort. Nous entendons l’alarme sonner, mais nous devons rester à terre. C’est contraire au règlement maritime, qui repose finalement sur un principe fondamental : le droit à la vie. Ce sentiment d’impuissance nous glace le sang.

Société
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