Vandana Shiva : Une vie pour les peuples
Depuis sa jeunesse, Vandana Shiva se dresse au côté des petits paysans écrasés, en défense de la biodiversité et des savoirs indigènes, en accusatrice des multinationales prédatrices.
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Vandana Shiva, c’est d’abord une présence physique. Un corps compact drapé de chatoyants saris indiens, qui draine des grappes d’admirateurs dans les couloirs menant à la salle de conférence. Mais, surtout, un visage magnétique d’une rare intensité expressive. Ses yeux perçants ne décrochent pas du regard de son vis-à-vis. Entre les deux, un large bindi rouge opère comme un troisième œil désignant le siège d’un intellect implacable. Sa voix, grave, taillée pour les harangues, est d’une diction sans heurt. Vandana Shiva assène ses démonstrations avec la complaisance d’un rouleau compresseur. C’est à la tribune qu’elle exprime toute sa puissance de conviction.
Et ça fait près de quarante-cinq ans qu’elle s’y emploie, sans lassitude apparente. À partir des années 2000, l’Indienne émerge comme une des figures de référence des luttes altermondialistes, saluée par l’hebdomadaire états-unien Time Magazine, qui lui décerne le titre d’« héroïne environnementale » en 2003. Défenseuse de la biodiversité, de la préservation des semences natives, des savoirs indigènes, de l’autonomie et de la souveraineté alimentaire des peuples, d’une agriculture biologique, Vandana Shiva se rendra avant tout célèbre, à l’échelle planétaire, par sa croisade contre les OGM, ciblant spécifiquement la multinationale Monsanto, qui en est la promotrice emblématique. « Elle est aussi l’une des plus puissantes voix planétaires de l’opposition au brevetage du vivant – la biopiraterie –, mais aussi, plus largement, à la privatisation des biens communs », souligne Clotilde Bato, déléguée générale de l’association Sol, et qui travaille depuis une décennie avec la militante indienne sur les alternatives agroécologiques et solidaires. Son engagement a été décisif dans le procès historique de l’affaire du neem. Une victoire, au bout de dix ans de batailles judiciaires, pour casser les brevets commerciaux déposés sur cet arbre aux mille vertus exploité librement depuis des millénaires par les paysans, en Inde notamment.
Si Vandana Shiva consacre aujourd’hui l’essentiel de son temps à promouvoir ses combats sous toutes les latitudes, elle ne manque jamais de rappeler sa formation scientifique, comme pour réfuter que ses positions puissent reposer sur des actes de foi. Née d’une famille assez aisée en 1952 à Dehradun, capitale de l’État indien de l’Uttarakhand, elle débute une carrière universitaire dans le domaine de la physique, poursuivie au Canada, bifurquant ensuite vers la philosophie des sciences, parcours sanctionné par un doctorat en 1978. Elle s’engage alors rapidement dans des travaux interdisciplinaires, fonde la Research Foundation for Science, Technology and Ecology. Au début des années 1990, l’universitaire donne une vitrine publique plus engagée à ses luttes, avec la création de Navdanya, mouvement national dédié à la protection des ressources vitales – et d’abord les semences natives –, à la diffusion de l’agriculture biologique ainsi qu’au développement du commerce équitable, alors que l’Inde est en proie à l’assaut de l’agriculture industrielle – pesticides, OGM, pollution de la terre et de l’eau, etc.
Contrastant avec son profil dominant, en Occident, d’une intellectuelle cumulant les distinctions, battant les estrades et auteure d’une vingtaine d’ouvrages, Vandana Shiva s’est très tôt tournée vers l’action de terrain. « Et puis on le perçoit peu chez nous, mais sa singularité est encore plus marquée en Inde par des choix personnels tranchés, souligne Clotilde Bato. Ainsi, ce n’est pas simple, pour une femme née dans les années 1950, d’avoir choisi le célibat. » L’activiste s’implique fortement dans le mouvement social qui lutta contre le gigantesque projet de construction de barrages sur le fleuve Narmada. Elle obtiendra la fermeture d’une usine de Coca-Cola qui pillait une nappe phréatique. La catastrophe de Bhopal, emblématique, marque un des points de départ de sa croisade contre la « Révolution verte », nom donné à l’offensive de l’agro-industrie contre les agricultures paysannes dans le Sud. Dans cette ville du centre de l’Inde, une usine agrochimique explose dans la nuit du 3 décembre 1984. Les gaz dispersés tueront plus de 20 000 personnes, selon les associations de victimes. L’établissement, propriété d’une filiale du géant états-unien Union Carbide, fabriquait des pesticides. Vandana Shiva dénonce l’échec retentissant du coton « Bt », une variété transgénique qui aurait conduit au suicide des milliers de petits cultivateurs indiens, dans l’incapacité de faire face à l’endettement induit par leur entrée dans un modèle productiviste nécessitant d’importants investissements (engrais, pesticides, semences sous brevet, etc.). L’activiste stigmatise « l’arnaque » du Golden Rice (riz doré), parvenant à bloquer l’introduction en Inde de cette variété OGM supposée efficace contre la carence en vitamine A, alors que des alternatives existe dans l’alimentation familiale traditionnelle.
Ses détracteurs lui reprochent un obscurantisme anti-progrès, travestissant sa volonté de protéger les communautés paysannes vulnérables en une acceptation des inégalités sociales. C’est reconnaître, involontairement, le cœur de son combat : la dénonciation d’un système agronomique et économique mondialisé qui, sous couvert de lutter contre la faim ou la pauvreté, met sous coupe de centaines de millions de paysans dans le monde. Fourmillant de démonstrations factuelles, ses ouvrages opèrent comme une entreprise de démantèlement de modernes impostures, que synthétisent des formules chocs : « contrôler les semences, c’est une arme plus puissante qu’une bombe », elle qualifie l’industrie pharmaceutique de « cartel du poison esclavagiste », et dénonce les céréales OGM de l’aide états-unienne qui transforment les victimes de catastrophes humanitaires en « cobayes de l’agro-industrie ». Ou encore : « Dire que les paysans ont la liberté de cultiver des OGM qui peuvent contaminer les champs bios, c’est comme dire que les violeurs ont la liberté de violer » – un tweet de 2013, où s’exprime l’écoféminisme profond de Vandana Shiva, trait constitutif de son aura. L’activiste indienne est l’une des grandes promotrices mondiales de cette mouvance (1) qui relie les violences faites à la planète et aux femmes par un modèle de société productiviste, patriarcal et machiste. À l’âge de 22 ans, elle rejoignait les femmes du mouvement Chipko, qui s’attachaient aux arbres pour lutter contre la déforestation. « Si vous voulez les abattre, abattez-nous d’abord ! »
(1) Notamment, elle cosigne avec Maria Mies en 1993 Ecofeminism(Zed Books, édition française chez L’Harmattan en 1999).