Viols de guerre : sororité de combat

La parole est une arme, et plus personne ne les fera taire : à travers le monde, des survivantes s’unissent et donnent un vibrant écho à leur combat pour mettre fin aux viols de guerre.

Viols de guerre : sororité de combat
D’anciennes « femmes de réconfort » coréennes continuent de lutter pour la reconnaissance des crimes coloniaux japonais (ici en manifestation devant l’ambassade du Japon à Séoul, en 2004).
© JUNG YEON-JE/AFP

Solitude. C’est le sentiment qu’a ressenti Tatiana Mukanire, portant sur ses épaules le poids d’une douleur imprescriptible. Elle a été violée en 2004 pendant la guerre au Sud-Kivu, région de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), dont la ressource minérale (le coltan) nourrit le trafic des milices depuis vingt-cinq ans. « J’ai voulu déposer plainte, mais ma famille ne voulait pas porter cette honte-là. » Les femmes qui osent réclamer justice s’exposent aussi à la vindicte de leur bourreau quand il n’y a pas de jugement. « Car celui qui vous a violée habite ou connaît votre village. » Tatiana décide alors de partir et de changer de nom. « Comme beaucoup de femmes qui se sentent souillées », elle s’isole et sombre dans l’alcool. « Je changeais de quartier pour voir si j’allais m’en sortir ailleurs. Mais ce n’était pas le cas. » Il fallait affronter « ce que je fuyais sans cesse : ma honte, et ma douleur ».

Tatiana est prise en charge à l’hôpital de Panzi, la clinique du Dr Mukwege. Dans un processus de reconstruction, la jeune Congolaise commence à échanger avec d’autres survivantes. Sous l’impulsion de « l’homme qui répare les femmes » et pour briser le silence, elles décident ensemble de créer le Mouvement de survivantes de violences sexuelles en RDC. Aujourd’hui, Tatiana Mukanire en est la coordinatrice et la porte-parole.

« Partout dans le monde, au cours de nos missions, nous rencontrons des survivantes qui se lèvent, parlent de leur expérience sans honte et font pression sur les autorités pour obtenir ce qu’elles estiment être important », admire Esther Dingemans, présidente de la Fondation Mukwege, une organisation internationale qui soutient les survivantes dans leur engagement. Prendre la parole, exister. D’autres voudraient faire la même chose. Mais du fait de leur isolement, on ne les écoute pas. « Soit parce qu’elles n’ont pas accès aux média, soit parce que, sur le plan politique, dans leur famille, ou leur culture, elles sont contraintes au silence », regrette la défenseuse des droits humains.

En 2017, la Fondation Mukwege invite ces résistantes des quatre coins du monde à Genève. Pour beaucoup, il s’agissait du premier voyage hors des frontières de leur pays. «L’idée, au départ, n’était pas de créer un réseau mondial mais de rassembler des survivantes de pays différents pour qu’elles puissent se rencontrer et échanger », raconte Malini Laxminarayan, chargée des programmes de la fondation.

Présente lors de l’événement, Vasfije Krasniqi Goodman, la première femme du Kosovo à avoir parlé publiquement de son viol subi pendant la guerre, se souvient : « En écoutant les histoires de chacune, je me suis rendu compte que je n’étais pas seule. » Au moment de raconter la sienne, Tatiana Mukanire n’a pas pu retenir ses larmes. Jusqu’à ce qu’une Ukrainienne vienne l’épauler. «Nos religions, nos cultures, nos langues, nos couleurs de peau sont différentes, mais notre douleur est la même. C’est ce qui nous unit les unes aux autres », explique la Congolaise.

À l’issue de cette première rencontre, les participantes décident de se fédérer. Leur réseau représente à ce jour plus de vingt pays et ses rangs ne cessent de grossir. Son nom : Sema, « s’exprimer » en swahili ; et son mot d’ordre : « Rien sur nous ne se fait sans nous. » Les membres de Sema déploient ainsi leur plaidoyer dans le monde. En racontant leur histoire, elles luttent contre la stigmatisation des victimes. « C’est l’histoire d’un Albanais qui pendant vingt ans n’a pas parlé à sa mère, racontait Vasfije Krasniqi Goodman lors d’une conférence au Canada en juin. Il lui reprochait d’avoir été violée pendant la guerre. Après avoir entendu mon récit, il l’a appelée pour lui demander pardon. Il avait compris que les Serbes avaient fait ça contre sa volonté…»

Trois mois plus tôt, le forum Stand Speak Rise Up rassemblait cinquante survivantes et autant de représentants de la communauté internationale au Luxembourg. «C’est très important de nous mettre au cœur des discussions qui nous concernent, insiste Tatiana Mukanire. Nous sommes en quelque sorte expertes sur la question du viol de guerre puisque nous l’avons vécu. » Pourtant leurs témoignages n’apparaissent jamais dans les livres d’histoire. Les membres de Sema, aidées par la Fondation Mukwege, conçoivent donc un musée virtuel pour documenter leur vécu de la guerre.

Toutefois, la priorité pour ces femmes reste avant tout de survivre. Assurer leurs besoins quotidiens physiques, psychologiques, leurs démarches judiciaires… Tout cela ne se fait pas sans argent, et trop rares sont celles qui ont pu porter leur cas en justice et obtenir une réparation financière. À défaut de justice, le lancement, fin octobre, d’un Fonds mondial de réparation pour les survivantes de violences sexuelles est donc « un accomplissement », se réjouit Esther Dingemans. Car cette initiative permettra notamment de financer des projets de réparation au niveau national pensés par les survivantes elles-mêmes. « Un tel fonds traduira un acte palpable de notre responsabilité humaine envers les victimes», déclarait au Luxembourg le Dr Denis Mukwege, l’un de ses fondateurs avec Nadia Murad et la représentante de l’ONU Pramila Patten. Des gouvernements volontaires le financeront – la France s’est déjà engagée à hauteur de 6 millions d’euros –, mais aussi des acteurs privés.

Un tel fonds pourra « adoucir notre douleur», affirme Tatiana Mukanire, mais pas l’effacer. Comme le rappelait une survivante syrienne, victime de viol dans les prisons de Bachar Al-Assad, lors d’une réunion Sema : «Aujourd’hui, je me bats sur la scène publique. Il n’empêche que, lorsque je suis seule chez moi, l’obscurité de ma chambre me renvoie le souvenir de ma cellule. Et je me sens comme une victime à vie. » Pour les survivantes, il est donc primordial que leur pays reconnaisse ce qu’elles ont subi. C’est pourquoi le fonds ne doit « pas seulement être financé par les grandes puissances », affirme Tatiana. « Les pays concernés devraient aussi le financer. »

Alors, dans l’espoir d’obtenir un jour justice, les survivantes du monde entier continuent inlassablement de se battre sur leur propre terrain. De leurs déplacements hors des frontières, elles ramènent la force et les idées transmises par leurs « sœurs d’armes » rencontrées à l’autre bout du monde. Parmi celles-ci, des Sud-Coréennes, « femmes de réconfort », que Tatiana Mukanire et d’autres membres de Sema ont pu rencontrer en 2018 lors d’un voyage en Corée du Sud. « La détermination de ces femmes, malgré leur âge avancé, m’a beaucoup touchée. Elles ne lâchent rien. Ce sont mes héroïnes », s’exclame-t-elle. En Corée du Sud, où les « femmes de réconfort » sont devenues des symboles de la lutte pour la reconnaissance des crimes coloniaux japonais, Tatiana est marquée par le soutien populaire dont ces résistantes bénéficient : « Les Congolais ont beaucoup à apprendre du peuple coréen ».

À ce jour, 3 227 femmes et 88 hommes font partie du Mouvement de survivantes en RDC. Les membres multiplient les actions pour briser l’image de « capitale mondiale du viol » du Congo : réalisation d’un film joué par les victimes elles-mêmes pour sensibiliser la population à leur vécu, interventions dans des écoles pour transmettre aux jeunes générations le devoir de protéger et prévenir ces violences, manifestations pour instaurer une Journée nationale de commémoration des victimes de violences sexuelles en RDC… « Je me suis déjà jetée à l’eau, déclare Tatiana. Je nagerai jusqu’au bout. »


Un crime qui n’épargne pas les hommes

Yacine, Nazir et Ahmed ont été violés par des hommes des milices de Kadhafi ou des révolutionnaires. Ali, lui, a été victime du viol systématique commis par des hommes Tawergha, une tribu noire ostracisée en Libye. Tous témoignent pour la première fois dans le documentaire Libye, anatomie d’un crime, de la reporter Cécile Allegra et de la juriste Céline Bardet, diffusé en 2018 sur Arte. Ce film brise le tabou du viol masculin. Déjà, lors de la guerre en Bosnie, quelque 3 000 hommes et garçons ont été victimes de violences sexuelles dans des camps. En RDC et au Liberia, celles perpétrées par les groupes rebelles sont utilisées comme « rite d’initiation et d’intimidation » sur des garçons enrôlés comme soldats. Le conflit syrien n’a épargné personne. Dans un camp de réfugiés en Jordanie, un groupe de femmes a estimé qu’entre 30 et 40 % des hommes présents dans ce camp avaient subi des viols dans les prisons de Bachar Al-Assad. Anéantis, déshonorés et accablés par le poids de la honte, les hommes sont incapables de témoigner de ce vécu. « Un homme violé est un “souillé” qui n’a pas plus de place sociale, n’a plus de droit à la parole dans l’espace politique », explique Cécile Allegra. Mais certains brisent le silence, comme ces quatre Libyens qui témoignent dans son documentaire. Aujourd’hui exilés, ils réclament justice devant les tribunaux internationaux. « Quand on qualifie un élément constitutif de crime de guerre, comme le viol, on ne regarde pas si la victime est une femme ou un homme, insiste Céline Bardet. Car dans tous les cas la dynamique reste la même : détruire la personne. »

Monde
Publié dans le dossier
Viol de guerre : Le crime parfait
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