À Calais, la guerre d’usure
Trois ans après le démantèlement de la « jungle », les forces de l’ordre harcèlent les quelque cinq cents candidats au passage vers le Royaume-Uni qui sont encore présents.
dans l’hebdo N° 1578 Acheter ce numéro
Un mur de trois mètres de haut surmonté de barbelés. Un camion de CRS garé juste à côté. Ce pourrait être un terrain militaire. Ou une prison. Seule l’enseigne Total trahit cette station-service calaisienne cachée au milieu des cloisons grises. Depuis janvier, la préfecture du Pas-de-Calais a convaincu l’enseigne d’emmurer sa station Marcel-Doret, où certains migrants tentaient de monter dans les camions au moment du plein. Mais à proximité de la zone portuaire de Calais, plus rien n’étonne. Le long de l’autoroute qui la relie au tunnel sous la Manche, les murs succèdent aux grillages installés au bord des routes, sur ou sous les ponts.
De sa guérite, Daniel est un témoin privilégié de l’évolution de la ville. L’agent de sécurité privée, installé en face des terminaux des ferrys, observe les camions de CRS défiler, croisant parfois ce qu’il devine être un groupe d’exilés : « Avant, on voyait tout le temps passer des migrants. Puis des barrières ont été installées, alors on ne les voit plus qu’à l’heure des repas ou la nuit. »
Depuis le démantèlement de la « jungle », il y a trois ans, le nombre de réfugiés à Calais est passé de 10 000 à environ 500. En majorité des hommes seuls venus d’Afghanistan, du Pakistan, d’Érythrée, du Soudan… Aux discours officiels rassurants sur la situation s’oppose une autre réalité. « Il y a une vraie chasse pour éviter qu’une seconde jungle se reconstruise, décrypte François Guennoc, membre de -l’association l’Auberge des migrants. La police évacue dès qu’il y a un squat, la mairie appelle à la dénonciation et les autorités veulent rendre les migrants le moins visibles possible. » Dernier exemple en date, un arrêté municipal (1) suspendant la distribution de nourriture par les associations en centre-ville durant les festivités de fin d’année.
Opération frontières pour LFI
En déplacement à Calais, à Menton, à l’aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle ou encore au centre de rétention administrative de Vincennes, les députés La France insoumise se sont mobilisés, vendredi 15 novembre, pour demander « un accueil digne » des migrants.
Par cette initiative de la députée Danielle Obono, le groupe parlementaire a voulu répondre à sa manière au débat sur l’immigration ouvert par Édouard Philippe, le 7 octobre, à l’Assemblée nationale. Il demande notamment l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire sur le respect des droits humains aux frontières. Des propositions de loi pour le sauvetage en mer ou pour un meilleur accueil d’urgence sont également en préparation.
Près de l’hôpital, une dizaine de tentes couvertes de bâches sont battues par le vent. Cinquante-six Afghans vivent ici et dans le terrain vague derrière. Bilal Ahmad est l’un d’eux. Il est ici depuis quatre mois. Un laps de temps suffisant pour connaître les habitudes des forces de l’ordre : « On les attend. Comme tous les deux jours, ils vont venir vers 9 h 30 ou 10 heures. Ils vont nous dire de déplacer nos tentes de quelques mètres. Parfois, ils choisissent une personne au hasard et lui demandent son identité. » Le jeune homme de 20 ans ne se trompe pas. Quelques minutes plus tard, deux fourgons de gendarmerie mobile et une voiture banalisée font irruption. Par deux ou par trois, Bilal et ses compatriotes déplacent les tentes d’une dizaine de mètres. Deux adolescents se disputent pour jouer avec des bâtons, comme si de rien était. Un camion avec une équipe de ramassage arrive à son tour afin d’embarquer toutes les affaires non déplacées.
Selon le député LFI Ugo Bernalicis, présent ce vendredi à Calais (lire encadré), la préfecture justifie ces pratiques en avançant que les migrants ne peuvent pas s’installer où bon leur semble. Pourtant, de l’autre côté du terrain, des toilettes en préfabriqué ont été installées sur injonction du Conseil d’État. « C’est le joli paradoxe de Calais : on installe des sanitaires mais on expulse en même temps », ironise Hugo Diehl, 22 ans. Depuis le mois de juin, il a rejoint en tant que coordinateur les Human Rights Observers (HRO), observatoire créé en 2017 en réponse aux situations d’insécurité décrites par des migrants.
Tous les matins, Hugo fait le tour des lieux de vie afin d’y observer les évacuations. Il explique la situation avec détachement : « C’est devenu une routine, c’est bien ça le problème. En plus, il n’y a rien à comprendre. C’est pour ça que c’est très dur, c’est juste du harcèlement. Et ça peut faire prendre aux réfugiés des risques fous pour quitter Calais. » À chaque étape de l’évacuation, il apporte des précisions. L’usure qu’entraîne le déplacement des tentes, le mode opératoire bien rodé des forces de l’ordre ou le fonctionnement de l’équipe de ramassage : « Ces agents de nettoyage payés par la préfecture embarquent le matériel quand son propriétaire n’est pas là. Il doit être acheminé à un local d’Emmaüs, mais parfois il est endommagé ou manquant. Les tentes peuvent être déchirées ou abîmées parce qu’elles ont été empilées encore mouillées. »
Alors que le cortège de policiers s’achemine vers un autre lieu de vie pour y mener la même opération, un groupe sort de derrière les toilettes. Sac en plastique à la main, Ahmad Ali rejoint le groupe de tentes remises à leur place petit à petit : « Pendant les évacuations, on se cache parce qu’on n’a pas nos papiers. Seuls ceux qui ont une autorisation de rester en France ou les mineurs restent pendant les évacuations. » Beaucoup de mineurs sont en effet présents sur le camp. À côté d’Ahmad, l’un d’entre eux hésite quand on lui demande son âge. « J’ai 14 ans ! » finit-il par lancer dans un large sourire. Sa peau de bébé lui en donne quatre de moins. Selon l’association Refugees Youth Service, une centaine de mineurs isolés seraient actuellement à Calais.
Alors que l’accompagnement psychologique reste plutôt rare, les réfugiés sont durablement affectés par cette guerre d’usure qui vient parfois s’ajouter à un lourd passé. « Dans quel état vous imaginez que je suis ? » lance Souleymane (2), regard dur sous la visière de sa casquette. « Je ne peux pas manger, je ne peux pas dormir… Je pense trop… Les policiers nous gazent toutes les semaines… Je suis en danger en Afrique, je suis en danger ici… Ma vie, c’est le danger. » Il parle d’une maladie qui l’empêche de dormir et que les médicaments ne soignent pas, des rivalités qui existent entre les différentes nationalités…
Engagée de longue date, Véronique a observé la régression de la situation : « Lors des maraudes, on doit conduire de plus en plus de personnes aux urgences parce qu’elles ont été gazées ou se sont fait caillasser. L’usure est encore plus présente depuis le démantèlement de la jungle. » Bénévole au Secours catholique, cette retraitée de 70 ans anime une permanence de jour qui accueille entre 100 et 200 migrants chaque après-midi : « On voit de plus en plus de regards éteints. Même si certains disent tout le temps que ça va, on sent parfois que c’est trop. »
Pour soulager ses volontaires, l’association leur propose de parler une fois par mois avec un psychanalyste. Car, pour certains présents sur le terrain, la charge mentale est également importante. De sa voix douce, François Guennoc conclut : « On se fatigue, on se demande si on va distribuer des tentes et des vivres pendant vingt ans… Mais on continuera, car le but du gouvernement est qu’on arrête. Quand l’association La Vie active a commencé à distribuer des repas, le préfet nous a convoqués pour nous dire que maintenant, c’était bon, on pouvait arrêter… »
(1) Contactée à ce sujet, la mairie n’a pas répondu à nos sollicitations.
(2) Le prénom a été modifié.