Arménie : La rupture Pachinian
La position du nouveau Premier ministre arménien sur la résolution du conflit avec l’Azerbaïdjan est très surveillée, dans un pays où la défense de l’Artsakh est une préoccupation identitaire.
dans l’hebdo N° 1577 Acheter ce numéro
Les relations entre l’Arménie et -l’Artsakh se sont tendues depuis l’arrivée de Nikol Pachinian au pouvoir à Erevan, il y a un an et demi. Le nouveau Premier ministre, adepte du dialogue, faisait l’objet, début juin dernier, de soupçons infamants au sein de son opinion publique : il serait prêt à brader à l’Azerbaïdjan certains territoires tenus par l’armée arménienne depuis le cessez-le-feu de 1994, dans la recherche d’une hypothétique solution politique à la dispute de l’Artsakh. « Absurde », a répondu Nikol Pachinian, insistant d’une formule lapidaire, début août : « L’Artsakh, c’est l’Arménie, point final (1). »
La cause de ce territoire (Haut-Karabagh avant 2017) est identitaire pour le pays. Et l’improbable victoire militaire obtenue contre l’Azerbaïdjan au début des années 1990 en a renforcé la mystique. Les jeunes Arméniens, tenus de servir deux années dans l’armée, vivent souvent comme une fierté le risque d’être affecté sur la ligne de front. « De la peur ? C’est de l’honneur que je ressens ! » rétorque Vahé Krikoryan, 18 ans, depuis deux mois sous les drapeaux à Stepanakert, capitale de -l’Artsakh. « Comme tous mes amis, je pense que l’indépendance et la liberté de ce territoire sont vitales pour nous », ajoute Sarkis Grigorian, de la même unité.
Perdre l’Artsakh serait perdre l’Arménie : cette vision, largement partagée au sein de la population, « est obsessionnelle, porteuse de la menace d’un nouveau génocide, décrit une source diplomatique. C’est une peur réelle, même si elle n’apparaît pas objectivement fondée. » Près de 85 % des frontières de l’Arménie sont fermées, côté Turquie, ennemi historique (2), et côté Azerbaïdjan, pays très lié à la Turquie et qui s’est massivement armé depuis sa défaite.
Dès le début du conflit, en 1988, l’exécutif arménien a tenu la position d’indéfectible « grand frère » des autorités de l’Artsakh. Et depuis vingt ans sous la gouverne de Robert Kotcharian puis de Serge Sarkissian, aux carrières politiques marquées par une forte composante militaire et tous deux natifs de Stepanakert. Nikol Pachinian, né pour sa part en Arménie, a été dispensé de service militaire pour des raisons familiales. Journaliste actif de longue date dans l’opposition, il a été élu Premier ministre en mai 2018, porté par une révolution citoyenne non violente qui a mis dans la rue des dizaines de milliers de personnes révoltées par les velléités de Sarkissian de se maintenir au pouvoir et contre une classe politique trop complaisante avec la corruption. La coalition menée par Pachinian (« Mon pas ») remporte les législatives de décembre 2018 avec une écrasante majorité (plus de 70 % des voix contre 8 % à la liste suivante). Un « dégagisme » analysé comme la fin de l’Arménie « soviétique ».
Si Pachinian garde un large soutien populaire en raison de son volontarisme anti-corruption, le dossier de l’Artsakh lui a rapidement atterri dans les jambes. Les escarmouches estivales ont été complaisamment attisées : son opposition nationaliste se montre très active et cherche à le dépeindre comme ouvert à des compromis « inacceptables » avec l’Azerbaïdjan. « Un nid de vipères pour le Premier ministre », commente la source diplomatique citée plus haut.
Alors que les parties divergent sur tous les points clés d’un accord potentiel – restitution des territoires « tampons » occupés par l’armée arménienne, statut du Haut-Karabagh, corridor de liaison avec l’Arménie, retour des personnes déplacées, etc. –, « l’élection de Pachinian reste l’événement récent le plus important, souligne un observateur. Élu en Arménie, il considère, en démocrate, n’avoir pas mandat pour représenter le peuple artsakhiote. » Le dirigeant défend ainsi la présence autonome des autorités de Stepanakert à la table des négociations, absente des schémas de résolution du conflit, y compris au sein du groupe de Minsk, coprésidé par les États-Unis, la France et la Russie.
L’idée, rejetée par l’Azerbaïdjan, est aussi attaquée par les nationalistes arméniens, qui considèrent le territoire comme une province dont le destin doit être géré par Erevan. « Et Pachinian est contraint de leur lâcher du lest, comme le montre son affirmation du mois d’août, poursuit cet observateur. En Arménie, ce très délicat dossier peut coûter le pouvoir… » À ce jour, la Russie, alliée d’Erevan et vigilante sur les intentions de Bakou, reste la seule puissance capable d’imposer une solution. « Mais l’intérêt de Moscou semble être au statu quo_, de façon à maintenir son emprise aux marges de l’ancien empire soviétique. Environ 70 % des armes vendues à l’Arménie et à l’Azerbaïdjan proviennent… de Russie. »_
(1) L’Arménie reconnaît l’Artsakh _de facto__,_ mais pas _de jure_(officiellement), pour éviter de se mettre en porte-à-faux avec la communauté internationale, qui ne reconnaît pas cette république autoproclamée.
(2) C’est la Turquie ottomane qui a organisé le génocide des Arméniens en 1915, faisant entre 1,2 et 1,5 million de victimes selon les sources.