Deux regards sur la tragédie grecque

Un film de Costa-Gavras et un livre de Fabien Perrier rendent justice au peuple broyé par la machine austéritaire en 2015.

Angelique Kourounis  • 6 novembre 2019 abonné·es
Deux regards sur la tragédie grecque
© Yanis Varoufakis et Alexis Tsipras en 2015.LOUISA GOULIAMAKI/AFP

T sipras a coupé les couilles des Grecs, il fallait le montrer », a lâché une spectatrice du film de Costa-Gavras en sortant du cinéma. La Grèce n’est toujours pas remise du psychodrame de 2015, quand le gouvernement a tenté de tenir tête à l’Eurogroupe et à son orthodoxie budgétaire, pour finalement capituler (voir encadré). À vingt-quatre heures d’intervalle, sortent en France un film puissant et un livre passionnant (1) qui reviennent sur ces événements. Adults in the Room est l’adaptation par Costa-Gavras du livre éponyme de Yanis Varoufakis, qui était alors ministre des Finances ; Alexis Tsipras, une histoire grecque, écrit par le journaliste français Fabien Perrier, raconte l’épisode depuis la position du ­Premier ministre, Alexis Tsipras.

Deux lectures différentes des événements avec cependant des points communs : le livre comme le film pointent les dysfonctionnements de l’Europe, le manque de légitimité des institutions, la volonté d’imposer à n’importe quel prix les politiques néolibérales et les ratés de la gauche, qui n’a pas su s’unir pour s’y opposer. Les deux font mal. Dès les premières images du film, quiconque a vécu cette tragédie aux premières loges sent sa gorge se nouer. Tant le livre que le film rappellent combien les Grecs y ont cru, combien ils se sont battus pour « changer l’Europe de l’intérieur », selon les mots d’Alexis Tsipras, combien l’arrivée au pouvoir de ce quadragénaire était porteuse d’espoir. Et combien la chute a été douloureuse et violente.

Syriza contre l’Union européenne

En 2009, le Premier ministre socialiste, Georges Papandréou, révèle que la dette grecque s’élève à 279 milliards d’euros, soit 115 % de son PIB. Ces révélations entraînent une baisse de la note financière de la Grèce. Athènes tente alors de réduire le déficit en mettant en place plusieurs plans de rigueur. En 2010, l’Union européenne et le FMI débloquent un premier plan d’aide de 110 milliards d’euros, en échange de mesures d’austérité de plus en plus sévères : gel du salaire des fonctionnaires, hausses d’impôts, allongement des cotisations retraite… Malgré cela et l’annulation de la moitié de la dette contractée auprès de créanciers privés en 2011, la Grèce frôle une nouvelle fois la faillite. Jusqu’en 2015, les plans d’austérité se succèdent, les Grecs étouffent, de fortes contestations populaires éclatent et la dette continue d’augmenter pour atteindre 175 % du PIB. En janvier 2015, Syriza, parti de la gauche radicale, remporte les législatives sur la promesse de son dirigeant, Alexis Tsipras, de négocier avec l’UE pour mettre fin à l’austérité.

Après plusieurs mois de négociations avec l’Eurogroupe (ministres des Finances de la zone euro), c’est finalement un accord prévoyant de nouvelles mesures d’austérité qui est finalisé. En juillet 2015, Tsipras le soumet à un référendum, par lequel les Grecs le rejettent massivement (61,31 %). Fort de ce soutien, il reprend les négociations avec l’UE, mais finit par accepter à contrecœur le nouveau plan d’austérité pour éviter une sortie de la zone euro. En août 2015, il démissionne, mais, à la surprise générale, Syriza remporte les législatives anticipées le mois suivant. Tsipras a quitté le pouvoir en juillet dernier, battu par la droite de Kyriakos Mitsotakis.

Adeline Malnis

« Ils ont promis tellement de choses, rappelle Costa-Gavras. Mais, en fin de compte, ils n’ont jamais dit : “Nous ne pouvons pas faire ce que nous avons promis.” On ne dit jamais la vérité au peuple. Nous sommes de gauche, nous devons dire la vérité. Donc, soit on part, soit on reste en faisant tout ce que l’on peut, mais on le dit. J’écoutais les déclarations, les interviews, et c’était à chaque fois pathétique. » Fabien Perrier tempère : « Pendant qu’il était au pouvoir, malgré ce que lui imposaient les créanciers, Tsipras a tout fait pour ne pas baisser les minima sociaux, voire pour en augmenter certains. Dès qu’il a eu les mains libres, en 2018, il a restauré les conventions collectives, augmenté le salaire minimum. Je ne dis pas que la politique de Tsipras est une politique fondamentalement de gauche, je dis qu’il garde un cœur politique à gauche dans un environnement globalement défavorable à celle-ci. »

Mais l’année 2018 ne fait pas partie des préoccupations de Costa-Gavras. Lui, ce qui l’intéresse, c’est le rouleau compresseur de l’Eurogroupe, avec toutes ses implications. « J’ai essayé de dévoiler un certain mépris qu’a exprimé l’Europe pour le monde politique grec, pour ne pas dire pour les Grecs. C’était absolument évident. Les Européens n’ont pas eu confiance. Ils ne pouvaient pas laisser passer un succès de Syriza parce que, si les Grecs l’emportaient, les négociations allaient durer, Podemos allait y puiser du courage et de l’assurance, et en France aussi cela risquait de créer un effet domino. Donc la ligne était : “On va les écraser jusqu’au bout.” Sans penser à ce qui allait arriver au peuple grec, aux centaines de milliers de personnes qui partaient à l’étranger. Il fallait “sauver l’Europe”, pour qu’à la fin la droite européenne gagne. » Un verdict qui tombe dès les premières séquences du film, lorsqu’un journaliste confie à Yanis Varoufakis, autour d’un verre dans un bar : « Les Allemands et leurs alliés vous étrangleront. Ils vous ­détruiront, vous et l’espoir que vous représentez. » Dès lors, on suit les tentatives de Varoufakis pour inverser la machine infernale, ses négociations, ses coups de gueule face à l’arrogance de l’Eurogroupe, pour assister à la mise à mort finale que Costa-Gavras a mise en scène comme une tauromachie.

Même parcours dans le livre, mais c’est Tsipras qui fait les allers-retours et essaie de contrecarrer ses homologues européens. Aux yeux de Fabien Perrier, Varoufakis a un rôle secondaire : « Un réalisateur fait une œuvre de fiction, un journaliste une enquête. Le boulot de Costa-Gavras, ce n’est pas de vérifier si ce que dit Yanis Varoufakis est vrai, parce que l’essentiel, dans une fiction, c’est de faire comprendre une idée majeure. En l’occurrence qu’aujourd’hui, dans l’Union européenne, un certain nombre de décisions sont prises de façon obscure, en contradiction avec les promesses électorales d’un certain nombre d’élus, de gouvernements, et que le rapport de force tel qu’il se dessine en Europe n’est absolument pas favorable au moindre parti de gauche. Le grand succès du film, c’est de remettre en débat la place de la gauche. Mon boulot à moi est de croiser différents points de vue et d’écrire uniquement ce que j’ai pu vérifier, et c’est ce que j’ai fait. »

Dans son livre, Fabien Perrier étaye ce que montre Costa-Gavras en faisant parler Pierre Moscovici le soir de la terrible capitulation, alors que le référendum a rejeté l’austérité à 61,31 %. « Tsipras doit faire face à une volonté de punition », souligne le commissaire européen. Des adultes qui veulent punir un enfant.

« Seul 30 % du film est exact », a déclaré Tsipras. Varoufakis, qui souligne que Costa-Gavras s’est inspiré de son livre sans lui coller page à page, préfère ironiser : « Je ressens une grande sympathie pour toute personne qui tente de justifier l’Injustifiable et qui se heurte à une description de la réalité avec laquelle elle ne peut pas vivre. » Si, dans le livre de Fabien Perrier, Tsipras s’en sort plutôt honorablement, dans le film, ce n’est vraiment pas le cas, et c’est ce que critique l’eurodéputé de Syriza Stelios Kouloglou. « Tsipras est présenté comme un petit bonhomme qui fixe, quasiment la bouche ouverte, Varoufakis. C’est faux. Ce n’est pas comme ça que les choses se sont passées. Les négociations ne sont pas le fait d’un seul homme, mais d’une équipe. » Pourtant, même si bon nombre de Grecs regrettent que Costa-Gavras n’ait pas donné dans son film plus de place à la contestation de la rue – c’est bien la traîtrise de Tsipras qui domine –, ce qu’ils retiennent du film, c’est une sorte de justice enfin rendue. Pour Petros, cadre de PME, c’est le plus important : « Les Européens n’ont rien compris à ce qui nous est arrivé, la galère que l’on a vécue. Peut-être qu’avec ce film ils vont comprendre ce qui les attend à leur tour. Seul Costa-Gavras pouvait faire ressortir dans ce film ce qui s’est vraiment passé, comment cela s’est passé. Personne ne nous a crus ; lui, on va peut-être le croire. »

(1) Adults in the Room, de Costa-Gavras, sort en France le 6 novembre, mais il est en salle en Grèce depuis le 3 octobre. Alexis Tsipras, une histoire grecque, de Fabien Perrier, paraît le 7 novembre aux Éditions François Bourin.

Monde
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