Fiodor Rilov : en robe de combat

Avocat emblématique des ouvriers victimes de licenciements boursiers, Fiodor Rilov incarne une lutte de plus en plus inégale depuis les lois travail et les ordonnances Macron.

Erwan Manac'h  • 6 novembre 2019 abonné·es
Fiodor Rilov : en robe de combat
© Fiodor Rilov le 4 octobre 2018 à Amiens, où il défendait les anciens salariés de Goodyear aux prud’hommes.FRANCOIS LO PRESTI/AFP

Deux cents ex-Samsonite, des centaines chez General Electric, 832 ex-Goodyear, 1 120 ex-Continental… Fiodor Rilov plaide en format catastrophe. Avocat en droit social, spécialiste des plans sociaux géants, il intervient sur des dossiers qui semblent écrits par les mêmes scénaristes de la misère : une multinationale aux profits record décide de fermer un site pour accroître ses marges et gâter ses actionnaires. On l’oublie souvent, mais la loi interdit ces licenciements sans motif économique. Sauf qu’elle ne permet plus de les empêcher avant qu’ils n’aient lieu. Les salariés doivent donc attendre que l’injustice frappe pour demander réparation, ou accepter l’issue solitaire : un chèque, l’abandon des poursuites et la promesse de confidentialité.

Ou bien il y a ce feu follet en robe noire, qui déploie son mètre quatre-vingt-dix d’élégance dans la lumière avec aisance et délectation. Un franc-tireur à la voix nasillarde et aux boucles gominées, qui aime s’installer dans la parole. Sa principale arme : « La force donnée au verbe qui devient un levier pour trancher la réalité », écrit-il dans un livre témoignage avec la journaliste Alexia Eychenne (1). Son art : mener des guérillas juridiques partout sur la planète, chercher la faille dans les systèmes opaques entretenus par les multinationales pour tenter de prouver qu’elles mentent.

Avocat militant ? Non, tranche-t-il, « je suis militant avant d’être avocat ». C’est là d’ailleurs la vocation première de ce fils d’artiste désargenté, qui a grandi dans le très bourgeois XVe arrondissement de Paris. Son père, Nissan Rilov, est un juif ukrainien immigré en Palestine, où il s’engage dans un groupe armé qui lui fait rapidement prendre conscience de la violence des organisations sionistes. Il devient anticolonialiste et s’exile au Royaume-Uni, où il rencontre Hedwig, institutrice de nationalité allemande qui deviendra guide de musée.

Arrivé en France à 7 ans, Fiodor Rilov passe le bac l’année où le mouvement étudiant et lycéen fait reculer le ministre Devaquet et sa loi sur la sélection à l’université. Une victoire fondatrice pour le jeune militant, qui crée une section des jeunesses communistes dans le XVe arrondissement et s’engage à l’Unef-SE à Assas (2). La fac de droit parisienne est squattée par l’extrême droite, ce qui fait dégénérer les distributions de tracts en distributions de claques. Fiodor et son frère aîné seront jugés pour coups et blessures, et relaxés.

Aux dernières lueurs des idéologies fédératrices, Fiodor Rilov embrasse un communisme indéfectible. Il ne pardonne pas, à aujourd’hui 49 ans, « l’affaiblissement idéologique » du Parti communiste et de la CGT. « Pendant tout le XXe siècle, les syndicats et les partis ont fait craindre un remplacement du capitalisme par une société où les outils de production seraient collectivisés. Ce n’est plus le cas aujourd’hui et les instruments traditionnels de la lutte des classes ont été abandonnés », déplore-t-il depuis le grand bureau qu’il occupe, au deuxième étage de son petit cabinet du VIe arrondissement de Paris.

Rilov est à couteaux tirés avec les dirigeants confédéraux de la CGT, dont il raille « le défaitisme [qui] va de pair avec une pauvreté idéologique de plus en plus affligeante ». Il conseille des syndicats minoritaires de la branche révolutionnaire (Info’com, Goodyear, etc.) et s’affiche avec les poils à gratter lors du dernier congrès de la CGT, en mai, en cosignant un texte appelant le secrétaire général, Philippe Martinez, à durcir sa ligne en « redonnant à la grève son vrai pouvoir ». La politique le démange en 2012. Un projet de candidature aux législatives, sous les couleurs du mouvement fondé par le communiste Maxime Gremetz, abandonné parce que sa demande de nationalité française n’est pas arrivée à temps.

C’est cette réputation de diable rouge que ses adversaires tentent de convoquer devant les juges. Son « outrecuidance » et son « manque de sérieux » constituaient même un morceau de choix de la plaidoirie des avocats de Goodyear, le 4 octobre 2018, devant les prud’hommes d’Amiens délocalisés au palais des congrès pour pouvoir recevoir les 832 plaignants (3). Mais ce portrait d’idéologue des prétoires a peu de poids sur les juges. Ce type d’avocat militant est en réalité vieux comme la justice, tout comme la volonté d’ériger des cas judiciaires en emblème dans un combat politique. « L’avocat engagé est une figure paradoxale, observe ainsi Liora Israël, sociologue du droit. Ils sont minoritaires, mais ce sont ceux que l’on voit le plus. Ils mettent à mal l’image d’un droit neutre, mais incarnent la figure de l’avocat. Malgré cela, c’est quelque chose d’intégré partout dans le monde : un avocat peut être très bruyant à l’extérieur, l’important est qu’il soit bon techniquement. »

C’est ainsi que Fiodor Rilov plaide sa propre cause contre ceux qui l’accusent d’instrumentaliser des souffrances individuelles pour nourrir sa lutte idéologique : « Ce que les juges entendent lors de mes plaidoiries, c’est une démonstration complexe et sophistiquée de la manière dont le droit a été violé. » Il sollicite notamment des universitaires, rencontrés lorsqu’il enseignait lui-même le droit, pour parfaire ses argumentaires. « Le contraste entre ma posture de contestation, voire de défiance, vis-à-vis de la justice bourgeoise et la rigueur du droit que j’applique est une arme diablement efficace », se convainc-t-il.

Les licenciements qu’il combat suivent bien souvent les mêmes artifices juridiques à l’échelle planétaire, destinés à organiser le déficit de la filiale française. Ils passent par les mêmes paradis fiscaux, présentent les mêmes repreneurs factices pour ne pas avoir à assumer un plan social dans les règles, grâce aux mêmes complicités politiques, et engendrent les mêmes drames humains. Pour enrayer cette mécanique, il faut multiplier les recours afin d’obtenir des pièces confidentielles permettant de dessiner la cartographie des multinationales. Fiodor Rilov part à Boston avec un groupe d’anciens ouvriers de Samsonite pour poursuivre le fonds d’investissement qui fomente la ­fermeture de l’usine d’Hénin-Beaumont. Il sort les dossiers de « la pénombre médiatique » en convoquant ouvriers et journalistes pour la moindre audience de procédure. « Fiodor est le douzième homme de la lutte », assure Mickaël Wamen, ex-CGT Goodyear. « À la différence des autres avocats, il ne parle pas uniquement aux organisations syndicales, dans un bureau. Il s’adresse directement aux salariés, qui sont souvent résignés et prennent la parole de la direction pour argent comptant. Il leur montre qu’on peut agir », renchérit Évelyne Becker, ancienne élue CGT Goodyear, qui a rejoint La France insoumise pour les européennes de mai 2019.

Les batailles menées par Fiodor Rilov sont souvent victorieuses, mais ses guerres sont toujours perdues. « Quand il gagne, c’est-à-dire neuf fois sur dix, il gagne surtout du temps, l’usine finit par fermer parce que rien ne permet de l’empêcher », souffle Mickaël Wamen. C’est particulièrement vrai depuis l’élection de François Hollande, qui a détricoté les lois permettant de faire obstacle à ces fermetures d’usine (transposition de l’accord national interprofessionnel en juin 2013, loi Rebsamen, loi El Khomri). Tout est fait pour que les tribunaux des prud’hommes se vident – et cela marche, avec une baisse de moitié en dix ans – et que les licenciements soient facilités. Depuis les ordonnances Macron, une multinationale qui fait des profits peut licencier, à condition que sa filiale française enregistre une simple baisse de trésorerie. À quoi bon, dans ces conditions, s’enferrer dans des« guerres de tranchées » juridiques ?

Le sujet est brûlant à La Roche-sur-Yon, où Michelin a annoncé, le 10 octobre, la fermeture « dans quelques mois » d’une usine employant 619 personnes, malgré un bénéfice net de 1,6 milliard d’euros. La CGT et une partie des ouvriers ont invité Fiodor Rilov pour étudier des possibles recours contre ce plan. Mais 96 % des salariés consultés à bulletin secret par l’intersyndicale (CFE-CGC, CFDT, FO et SUD) acceptaient d’engager des négociations avec la direction, notamment sur des reclassements ailleurs en France. « Nous n’avons pas les moyens légaux d’empêcher la fermeture, regrette Jean-Christophe Laourde, délégué CFE-CGC, nous préférons donc compter sur la médiatisation, talon d’Achille des grosses boîtes, pour tirer le maximum de la direction. Les salariés ne veulent pas d’un grand combat à la Goodyear. Ils veulent essayer de rebondir. »

À entendre certains ex-Goodyear, le choix du bras de fer a été le bon. La lutte leur a permis de tenir sept ans de plus, avec un salaire, et de tripler l’indemnité de départ proposée par la direction. Ils affirment aussi que leur avocat pratique des honoraires plancher – entre 500 et 700 euros selon les cas – pour l’ensemble de la procédure, quel que soit le nombre de rebondissements, à quoi s’ajoutent 10 % des sommes gagnées lors des procès.

Fiodor Rilov réfute également « la thèse selon laquelle on obtient davantage en courbant l’échine ». Le combat reste néanmoins profondément inégal, reconnaît-il. « On ne va pas changer le monde avec des procès, ni changer les rapports de classe avec des plaidoiries. Les grands patrons du CAC 40, je ne gâche pas leurs week-ends », concède-t-il. Fiodor Rilov est un avocat qui ne croit pas en la justice, mais veut en faire un remède au désespoir.

(1) Qui a tué vos emplois ? Fiodor Rilov et Alexia Eychenn, Don Quichotte/Seuil, 208 pages, 16 euros.

(2) L’Unef-Solidarité étudiante, animée par des étudiants communistes, se distingue en 1971 de l’Unef-ID, d’obédience plus socialiste, jusqu’à leur fusion en 2001.

(3) L’audience en départage a été fixée au 28 janvier 2020.

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