Galia Ackerman : « Un soviétisme sans le communisme »
Trente ans après la fin de l’URSS, le pouvoir russe joue la nostalgie de la gloire patriotique, y compris avec les républiques devenues indépendantes, explique l’historienne Galia Ackerman.
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Née en Union soviétique, qu’elle a quittée en 1973, l’historienne et journaliste Galia Ackerman n’a cessé depuis lors de travailler sur la Russie, mais aussi sur l’Ukraine, où elle a longuement enquêté sur les suites de la catastrophe de Tchernobyl. Dans son dernier livre, Le Régiment immortel. La guerre sacrée de Poutine (1), elle décrypte la propagande de Moscou, qui loue le passé soviétique – et non l’idéologie communiste – pour mieux flatter les penchants nationalistes de la population et regagner une forte influence sur ses voisins les plus proches, anciennes républiques de l’URSS.
En 1991, lorsque l’URSS s’est effondrée, quatorze républiques se sont affranchies de la Russie et sont aujourd’hui ce que Moscou appelle « l’étranger proche ». Quels sont les rapports du régime de Poutine avec elles?
Galia Ackerman : Il y a d’abord des accords internationaux. L’Union -eurasiatique regroupe la Russie, la Biélorussie, le -Kazakhstan et, plus récemment, le Kirghizstan et -l’Arménie, avec une intégration assez développée concernant les douanes, certains services de sécurité et d’autres administrations, avec des accords commerciaux. L’Organisation de -coopération de Shanghai, strictement sécuritaire, rassemble quant à elle les pays de l’Asie centrale et la Chine.
D’autres États qui jadis faisaient partie de l’URSS posent des problèmes à Moscou, comme les pays baltes, pro-occidentaux et membres de l’Otan, et deux pays ayant des velléités occidentales : l’Ukraine et la Géorgie. À leur égard, le pouvoir russe déploie beaucoup d’imagination pour affaiblir leurs gouvernements et intervenir sous forme de propagande auprès de leur population. Le nouveau président ukrainien, Volodymyr Zelensky, a peu d’expérience politique. Il a dit vouloir récupérer la Crimée, mais je doute qu’il arrive à quoi que ce soit.
Vous montrez dans votre livre que l’Ukraine est une véritable obsession pour le régime russe. Pourquoi ?
L’Ukraine occupe la politique étrangère russe depuis très longtemps. Mais, après la « révolution orange », elle est devenue une véritable obsession pour Moscou. Il n’y a jamais eu, pour la Russie, de possible intégration de l’espace post-soviétique sans l’Ukraine. Sur les chaînes russes, dans n’importe quel talk-show télévisé, on ne parle que de l’Ukraine depuis cinq ans ! Il se passe plein de choses dans le monde, et d’abord en Russie, mais les médias n’y consacrent pas 10 % par rapport à l’Ukraine ! C’est comme une arête plantée dans la gorge russe, qui ne passe pas.
Or ce n’est pas seulement le Donbass que veut Moscou, c’est Kiev ! Même si cela doit entraîner une scission territoriale entre la partie occidentale du pays (celle qui a été récupérée à la suite du pacte secret de 1939 avec les nazis) et la grande partie orientale, qui était déjà soviétique depuis 1921 et avait subi une soviétisation totale. C’est d’abord celle-ci que la Russie veut récupérer. La première raison est qu’elle a un grand déficit démographique (2). Après la Crimée (qui a apporté plus de deux millions d’habitants), cette partie lui permettrait de rattraper une bonne partie de son retard. D’ailleurs, la nationalité russe est déjà donnée à tous les -habitants du Donbass qui la veulent. L’autre raison est plus politique, puisque l’Ukraine, dès les années 1990, a mené une politique énergique de désoviétisation, en changeant par exemple les noms donnés aux rues depuis 1945. C’est exactement le contraire de ce que fait la Russie, qui, elle, n’a de cesse de réhabiliter le passé soviétique. Ainsi, l’un des principaux propagandistes du régime de Poutine, Vladimir Soloviev, a déclaré récemment – je le cite de mémoire – qu’il n’y aura pas de paix en Ukraine tant que celle-ci ne renoncera pas à sa politique de désoviétisation. C’est dire combien cela compte à Moscou.
Justement, vous montrez combien la Russie de Poutine tend à réhabiliter le passé tsariste mais surtout soviétique, non sans succès dans l’opinion, dont on flatte ainsi le nationalisme. Mais cette propagande s’adresse aussi aux pays jadis « frères », comme la Biélorussie, et aux républiques de « l’étranger proche ».
La Biélorussie est un exemple très particulier parce que c’est un pays où il n’y a jamais eu de désoviétisation : il a conservé quasiment tout, des kolkhozes jusqu’au culte de la personnalité du grand dirigeant, avec d’immenses statues à son effigie… Mais, en Russie, -Poutine, après avoir mis fin à la période de relative liberté sous Eltsine, va chercher à ressusciter l’Union soviétique, non seulement comme empire, mais aussi dans ses pratiques.
Tout cela, comme si l’idée communiste n’avait jamais existé ni été partie prenante de cette histoire ! C’est pourquoi je dis que Poutine mène une politique qui veut revenir au soviétisme sans le communisme. Et, pour cela, il ne recule devant rien, jusqu’à encourager les gens à brandir des portraits de Staline, comme on le voit aujourd’hui à Moscou et ailleurs. Ou, comme récemment, à justifier le pacte Molotov-Ribbentrop avec l’Allemagne nazie, qui, selon Moscou, a permis de retarder la guerre de deux ans pour que l’URSS soit mieux préparée à l’attaque – comme si elle l’avait mieux été en 1941 qu’en 1939 ! Mais il a surtout permis l’annexion de territoires, jamais rendus en 1945 car déjà « soviétiques » (comme les pays baltes, un grand bout de la Pologne, une partie de la Roumanie, etc.).
Mais cela ne fait-il pas peur aux voisins justement ? Jouer sur cette nostalgie fonctionne-t-il vraiment ?
Cela fonctionne assez bien car, pour beaucoup de personnes, la vie était bien sûr modeste mais, d’une certaine façon, beaucoup plus facile quand il n’existait pas de propriété privée. La plupart des gens qui ont vécu sous Staline, avec la terreur, sont aujourd’hui très âgés ou décédés. Et avec l’arrivée du capitalisme, les gens ont découvert, outre le chômage et la précarité, des problèmes qu’ils n’avaient pas avant. Ces États très paternalistes qu’étaient l’URSS, notamment sous -Brejnev, et les pays frères étaient finalement plutôt confortables pour beaucoup de personnes.
Il existe une sorte de mythe d’une bonne vie à l’époque de Brejnev, la répression de masse ayant disparu, avec une certaine croissance, certes sans abondance mais sans les misères d’avant. La propagande joue beaucoup sur ce sentiment et présente une idée totalement déformée de l’Occident. À la télévision, on repasse sans cesse des films soviétiques, on en produit aussi beaucoup de nouveaux, se passant à cette époque (où tout allait « bien »), et plein de séries, de documentaires !
(1) Éd. Premier parallèle, 2019. Chez le même éditeur, on lira son passionnant Traverser Tchernobyl (2016) ; Cf. Politis n° 1400, 20 avril 2016.
(2) La Russie compte 147 millions d’habitants, l’Ukraine (sans la Crimée) 42 millions.