La zone Saint-Lazare, symbole du malaise à la SNCF

Soupçons de fichage des agents, alerte de médecins de l’entreprise… Plusieurs documents dévoilent un climat tendu dans les gares du nord-ouest de Paris, où une nouvelle organisation du travail est expérimentée depuis 2017.

Erwan Manac'h  • 23 novembre 2019
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La zone Saint-Lazare, symbole du malaise à la SNCF
© Photo : Rodrigo Avellaneda / ANADOLU AGENCY / AFP

Les gares de la zone Saint-Lazare sont connues comme un laboratoire managérial de la SNCF. Comme Politis l’a décrit en octobre 2018 ici et , les agents de contrôle, de vente de billets et d’accueil des voyageurs de cette zone à l’ouest de Paris (RER A, Transilien L et J) ont fait l’objet début 2017 d’une réorganisation du travail dite « petits collectifs » destinée à faire des gains de productivité avec une fusion des métiers (la vente, l’accueil et progressivement le contrôle). Un modèle qui se diffuse désormais à toute la France, à commencer par le réseau Transilien, en Ile-de-France.

Or, le bilan dressé par les médecins du travail de l’entreprise, dans le rapport interne qu’ils ont produit en 2018, que Politis a pu consulter, souligne de nombreux signaux d’inquiétudes. L’un d’eux prévient que « les “fragilités“ de certains vont s’exprimer lors de ces “réformes“ en entraînant questionnements, incertitude et angoisse ». Sur l’établissement gares Transilien « les agents ne s’y retrouvent pas et ne reconnaissent pas l’entreprise dans laquelle ils sont rentrés ». Au centre opérationnel Transilien, constitué des équipes qui gèrent la gare Saint-Lazare, impactée quotidiennement par de nombreux petits dysfonctionnements sur les lignes qui la desservent, une « situation d’épuisement professionnel ou proche pour plusieurs agents » est constatée. « Tous se plaignent de sous-effectif, d’inquiétude forte pour l’avenir, car ils seront encore moins nombreux avec plus de lignes à la fin 2018 », prévient un médecin.

La réorganisation a une incidence salariale pour une partie du personnel, car elle sédentarise les agents « de réserve », chargés des remplacements, en leur retirant donc leur prime de mobilité, partie conséquente de leurs revenus. Le document interne pointe aussi le nombre préoccupant d’incivilités. Le « contact clientèle [est] de plus en plus difficile », « avec l’augmentation des incivilités, insultes, non sans lien avec l’organisation des circulations », écrivent les praticiens. Le problème reste brulant d’actualité, car les agents ont massivement fait valoir leur droit de retrait mi-octobre suite à sept agressions constatées en l’espace d’un week-end. Files d’attente qui s’allongent aux guichets, contrôles qui s’intensifient, exaspération accrue des usagers face aux dysfonctionnements : les causes de cette tension sont multiples, selon les cheminots, mais la réorganisation tend à empirer le phénomène.

Des traces d’un fichage des salariés

Une grande largesse a été accordée par la direction de la SNCF aux managers de terrain, tout particulièrement sur les gares de lignes L et A, qui desservent Saint-Cloud et Cergy. Comme l’a déjà raconté Politis, les managers ont notamment organisé des concours pour distinguer l’agent qui verbalise le plus d’usagers en fraude. Ils ont réservé une salle de repos aux salariés jugés « méritants » par leur hiérarchie. Ou encore distribué des diplômes de bonne conduite aux agents non grévistes.

D’autres éléments viennent compléter ce portrait de méthodes managériales controversées, par l’intermédiaire d’une longue vidéo en forme d’alerte, mise en ligne le 7 novembre par un syndicaliste Sud Rail, agent de départ en gare de Mantes-la-Jolie. Éric Bezou dénonce, documents à l’appui, une « situation à la France Télécom » insuffisamment prise en compte par la direction locale de la SNCF malgré les nombreux signaux d’alerte. La chasse aux temps morts augmente la charge de travail et pressure les « low performers », estime-t-il notamment.

Le cheminot, menacé de licenciement au printemps après une dispute avec ses supérieurs hiérarchiques, finalement maintenu dans l’entreprise faute d’accord de l’inspection du travail pour lever son statut de salarié protégé, apporte plusieurs éléments factuels.

Il ressort un fichier manuscrit retrouvé en 2016 en gare Saint-Lazare et dévoilé à l’époque par Le Parisien, consignant des appréciations très personnelles sur les agents, leur appartenance syndicale et leur propension à faire grève et à en avertir leur hiérarchie. Tel agent a une « femme gravement malade », tel autre est jugé « très bon, mais très chiant côté sécurité », avec la mention « attention il est calé ». Un autre est un « leader en devenir » mais « vient du fin fond de la campagne », une autre est jugée « stupide, enceinte en août ?? » et le document indique que « son mec l’a lâché ».

Éric Bezou dévoile un second fichier, inédit celui-là, glissé début 2018 par une main anonyme dans une boîte aux lettres interne aux services. Il s’agit d’un tableau nominatif listant le nom des huit chefs d’escale, cadres de terrain qui organisent le travail en gare Saint-Lazare, avec des appréciations là encore des plus déplacées. Dans une troisième colonne, une simple mention « oui » ou « non » figure devant chaque nom, ce que les cheminots ont interprété comme une mention se rapportant aux évolutions de carrière auxquelles peuvent prétendre les chefs d’escale. Le premier est jugé « très juste en sécurité et mauvais en production. PAS AU NIVEAU. Facilement impressionnable », mais bénéficie de la mention « oui ». Un autre présente une « grande intelligence » et un « fort leadership sur le collectif et sur les agents. À surveiller (CGT ?). Bon en sécurité, très bon en production. Potentiellement gréviste. Râleur. DANGEREUX. Empathie et impulsivité ». La troisième colonne indique la mention défavorable. Un autre, n’a « pas assez de charisme. FAIBLE. Craque sous la pression », mais bénéficie d’un « oui » dans la colonne de droite.

La direction de Transilien, contactée à plusieurs reprises par Politis, n’a pas souhaité commenter ces dérives de la chasse aux gains de productivité.

Économie Travail
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