L’activiste : le nouveau militant
Les mobilisations issues des associations ou de la société civile tendent à damer le pion aux structures partisanes traditionnelles. À quelles conditions leurs luttes peuvent-elles se rejoindre ?
dans l’hebdo N° 1577 Acheter ce numéro
Il y a un choc des cultures et pas mal de désaccords », glisse un cadre de Génération·s, le mouvement politique lancé en 2017 par Benoît Hamon et constitué de socialistes, de transfuges d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) et de quelques personnes engagées auparavant dans des structures non partisanes. Chez Génération·s comme au sein d’autres organisations politiques récentes, deux mondes se rencontrent et, souvent, s’opposent. Celui des activistes, issus des mouvements écologistes et rompus aux techniques d’auto-organisation, et celui des militants politiques, encartés et adeptes des actions au long cours, au service d’une entité constituée.
Réunis chez Génération·s, dans les groupes d’action de La France insoumise (LFI), dans les manifestations contre la politique libérale d’Emmanuel Macron ou dans les marches pour le climat, les activistes et les militants politiques viennent pourtant d’univers bien différents, aux cultures et aux histoires difficilement conciliables. « Les activistes agissent hors des institutions, les militants politiques le font au bénéfice d’une organisation, qu’elle soit politique ou syndicale. Le militant inscrit sa trajectoire dans un cadre organisé, il tracte, se forme aux outils de propagande… » détaille Albert Ogien, sociologue, membre du Centre d’étude des mouvements sociaux (CEMS). Le militant monte ensuite en grade dans l’organisation, siège dans une commission du parti et termine, s’il en a l’ambition et s’il a beaucoup de chance, premier secrétaire, secrétaire national ou président.
À l’heure où les structures partisanes s’écroulent, le modèle a du plomb dans l’aile. « Il faut aussi prendre en compte les éléments numériques : tous confondus, les partis politiques français doivent compter 200 000 militants. Les associations comptent plus d’un million de bénévoles », explique Albert Ogien. « Les politiciens n’inspirent plus confiance », constate Anne-Sophie Pelletier, eurodéputée insoumise, figure de proue de la grève victorieuse des salariés de l’Ehpad des Opalines (Jura) et co-coordinatrice de l’espace des luttes de LFI. Le constat est simple : les politiques, incapables de répondre aux maux de la société, ont failli. Et les nouvelles formes de mobilisation issues des associations, des ONG ou même de la société civile donnent aux structures partisanes le coup de grâce. Le mouvement Extinction Rebellion refuse par exemple toute affiliation. Tout comme celui des gilets jaunes. « Ils ont fait table rase de tout ce qui avait une base institutionnelle, analyse Manon Le Bretton, membre de -l’association citoyenne Les Constituants et ancienne responsable de l’école de formation de LFI, mouvement qu’elle a quitté en juin 2019. Cette mobilisation populaire, hors des cadres, hors de toute formation politique ou activiste, a surpris tout le monde. » Le 21 septembre pourtant, la marche pour le climat de Paris a permis un rapprochement. « Il y avait des drapeaux d’organisations politiques classiques, des familles, des activistes du mouvement climat, des membres d’Extinction Rebellion, mais aussi des gilets jaunes. Le traitement violent qu’impose la doctrine de l’ordre, la violente répression qu’ils ont essuyée a fait l’unité de toutes ces luttes », estime-t-elle. L’unité, donc, mais comment la mettre en application alors que les cultures syndicales, politiques, activistes et civiles s’opposent ? Au-delà des manifestations et de la critique virulente des lois, comment les changer ? Les mouvements populaires remettant en cause le libéralisme et pointant le manque de démocratie des gouvernements ne sont pas neufs, mais peut-on dire à quels débouchés politiques concrets ont amené les gilets jaunes ou Nuit debout, le mouvement contre la loi travail de Manuel Valls ?
Les luttes se poursuivent pourtant. Gageons que, le 5 décembre, à l’occasion de la grève intersyndicale contre la réforme des retraites, elles se rejoindront à nouveau. À mesure que les revendications se font plus pressantes, les activistes ne désarment pas. « On passe de l’activisme à la politique à force d’échouer ; à force de voir que les structures ne cèdent pas, on s’adapte », indique Albert Ogien. Et ils sont nombreux à pousser la porte des partis, qui ne leur réservent pas le meilleur accueil… « Mon silence depuis mon départ [de Place publique (PP)]_, c’est celui du regret et aussi celui de la honte en fait,_ déplorait, le 14 octobre, l’activiste écologiste Claire Nouvian sur France Inter. Parce qu’il y a des gens formidables, mais ce ne sont pas les gens formidables qui gagnent en politique, ce sont plutôt les gens qui ne sont pas formidables du tout. » Le mouvement qu’elle avait lancé avec Raphaël Glucksmann et l’économiste atterré Thomas Porcher a fait long feu. Des trois fondateurs, seul l’essayiste est resté dans la sphère politique et a, le 26 mai, été élu député européen sous la bannière bigarrée d’une alliance PP-PS-Nouvelle Donne. Dogmes centenaires, arrivisme, calculs, mépris de ceux qui n’ont « pas les codes »… L’arrivée dans le monde politique français n’est pas chose aisée pour qui a la culture de l’activisme.
Les mouvements dits « des places », à l’image d’Occupy Wall Street aux États-Unis – qui a permis l’émergence de Bernie Sanders – ou des Indignés de la Puerta del Sol à Madrid, offrent une grande diversité des adaptations de ces manifestations à la vie publique. Le mouvement politique espagnol qui en est issu, Podemos, a bien réussi sa mue. Fondé en 2014, il est une force incontournable à gauche. Mais pour son leader Pablo Iglesias comme pour les autres, les procès en « trahison » ne manquent pas. « La trahison centrale, c’est de dégueuler les partis politiques et d’en créer un par la suite », résume Albert Ogien. « Quand on part pour la politique, beaucoup nous font des procès en trahison, ça s’est déjà produit avec Édouard Martin [ancien syndicaliste des hauts-fourneaux de Florange élu avec le PS aux élections européennes de 2014] par exemple. On nous dit : “Tu as changé de camp.” Mais, si les lois sont mauvaises, il faut bien trouver un moyen de les changer, non ? » plaide Anne-Sophie Pelletier. « Je n’en veux pas aux activistes d’avoir fait des enfants et de vouloir les nourrir, indique Xavier Renou, activiste et formateur à la désobéissance civile_. Mais la chair est faible, la place en politique est bonne et il faut être vigilant pour ne pas se perdre entre compromis et compromissions. »_
L’arrivée d’activistes dans les partis politiques n’est pourtant pas nouvelle. EELV en est un exemple. « La famille écologiste a toujours été liée à des courants de désobéissance civile. L’association les Amis de la Terre a même poussé et contribué à la création de ce qui allait devenir Europe Écologie-Les Verts », rappelle-t-il. S’il y a eu, selon lui, un « reflux » des activistes au sein du parti durant les années 1990-2000, ils sont désormais de retour : les membres du collectif Jeudi noir Julien Bayou et Karima Delli sont devenus respectivement porte-parole du parti et eurodéputée. Et ces nouvelles recrues migrant d’un mode d’action à l’autre apportent des évolutions considérables dans la pensée politique. « La lutte contre le nucléaire, contre les armes, l’exigence de démocratie participative… » détaille Xavier Renou.
Mais c’est surtout au Royaume-Uni que les arrivées massives d’activistes dans les partis se sont fait sentir. « Quand, en 2011, Ed Miliband, le chef du Parti travailliste, a baissé le prix d’adhésion au parti à 1 livre sterling, le parti a enregistré 65 000 adhérents supplémentaires. Échaudés par le libéralisme, la paupérisation et la répression féroce contre les manifestations étudiantes, ils ont mis à leur tête le radical Jeremy Corbyn », rappelle Albert Ogien. Pour le cas de la France, le chercheur est plus réservé quant aux perspectives que peuvent apporter ces entrées d’activistes au sein des partis traditionnels. « Le présidentialisme a tué tout espoir de démocratie », déplore-t-il. Facétieux, il envisage qu’en France, à l’image de ce qui s’est produit outre-Manche, les activistes et la société civile investissent « une coquille vide ». En l’occurrence : le Parti socialiste. L’adhésion, en 2019, est à 20 euros la première année, puis elle augmente en fonction des revenus l’année suivante (entre 60 et 300 euros par an). En investissant les locaux d’Ivry-sur-Seine (le nouveau Solférino), peut-être faudra-t-il aussi mettre dehors les quelques éléphants militants qui y errent encore.