Le péché de « saint » Durkheim
L’anthropologue Wiktor Stoczkowski montre comment le père de la sociologie a circonscrit ses données pour étayer ses thèses.
dans l’hebdo N° 1577 Acheter ce numéro
Vénérons-nous parfois des totems ? Les œuvres de certaines gloires intellectuelles passées ne sont-elles pas généralement considérées comme intouchables ? Il demeure toujours délicat, ou parfois indélicat, de proposer une déconstruction de grandes figures telles que Marx, Durkheim, Vernant, Lévi-Strauss (1), Barthes ou Foucault (2)… Mais il n’est pas a priori de « statues » en sciences sociales qui, sans devoir être abattues, ne sauraient être sujettes à déconstruction, suivant là leur propre « méthode » d’analyse. Pourquoi se priverait-on d’examiner les éventuels présupposés dans l’œuvre d’un grand sociologue, fût-il Émile Durkheim, considéré comme le « saint » fondateur, à la fin du XIXe siècle, d’une nouvelle science (désormais sociale), assurément « progressiste » et adulée par Pierre Bourdieu ?
Une phrase tirée de sa thèse de doctorat, est passée à la postérité : « Nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu’un intérêt spéculatif. » Telle une profession de foi, l’adresse du doctorant Émile Durkheim à ses professeurs semble, à tout le moins, sans appel, tant elle intime modestie scientifique et précautions théoriques. Or c’est bien là que l’essai de Wiktor Stoczkowski propose une charge assez féroce mais convaincante en montrant que Durkheim, en son temps, « était un penseur moins original qu’on ne dit ». Ainsi, nombre des analyses de ce dernier puisaient dans une littérature déjà solide, sans le caractère de modernité qui fut salué lors de leur publication. Mais, surtout, en décortiquant dans le détail ses enquêtes et leurs méthodes, notamment les plus célèbres et reconnues que sont Le Suicide ou Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Stoczkowski montre comment Durkheim a souvent laissé de côté des données qui apparaissaient, sinon contraires, du moins divergentes par rapport à la thèse qu’il entendait soutenir, voire il a gonflé celles qui tendaient à la justifier.
Sur le suicide, il s’agit pour lui de démontrer que l’accroissement de la mort volontaire résulte de la sécularisation progressive de la société. Mais, négligeant les statistiques qui indiquent parfois une constance du taux de suicide, il en vient à quasiment ignorer l’une des causes les plus fréquentes de celui-ci à la fin du XIXe siècle, la misère. Si l’on peut parfois reprocher à l’auteur certains biais dont il use à l’égard de Durkheim pour étayer sa propre thèse – un brin d’anachronisme, par exemple, lorsqu’il pointe l’absence de considération du sociologue pour les questions féministes ou écologistes –, cet essai fera néanmoins date. Il ouvre un large champ de recherches sur la méthode et les thèses durkheimiennes, pour précurseures qu’elles aient pu être.
(1) Voir sa biographie critique par l’anthropologue Maurice Godelier : Lévi-Strauss, Seuil, 2013. Cf. Politis n° 1288, 30 janvier 2014.
(2) Voir l’essai de Mitchell Dean et Daniel Zamora, Le Dernier Homme et la fin de la révolution. Foucault après Mai 68 (Lux, 2019). Cf. Politis n° 1571, 3 octobre 2019.
La Science sociale comme vision du monde. Émile Durkheim et le mirage du salut Wiktor Stoczkowski, Gallimard, 640 pages, 26 euros.