Les deux laïcités de la gauche

Doit-elle être utilisée pour combattre les religions, ou pour les isoler de l’État ? Bien qu’apaisé, le débat dure depuis 1905.

Agathe Mercante  • 6 novembre 2019 abonné·es
Les deux laïcités de la gauche
© Rassemblement contre l’islamophobie, le 19 octobre place de la République, à Paris.Elko Hirsch/AFP

En jargon journalistique, les « marronniers » sont les sujets d’actualité qui reviennent régulièrement : les soldes, le chassé-croisé des vacances, les fêtes de fin d’année, la neige, la galette des rois, un débat sur l’islam et la laïcité… Halloween étant déjà passé, Noël encore loin, et des réformes lourdes de conséquences sociales approchant, c’est sur le voile porté ou non par les accompagnatrices scolaires que la polémique s’est faite cet automne. Premier à ouvrir le bal, le frontiste (soupçonné de recel de détournement de fonds publics) Julien Odoul, qui, le 11 octobre, s’en prenait à une mère voilée venue avec la classe de son fils assister à une séance au conseil régional de Bourgogne-Franche-Comté. Après d’infinis (faux) débats sur le féminisme, la liberté de culte ou ce-qui-était-souhaitable et ce-qui-ne-l’était-pas en France, le Sénat a enfoncé le clou la semaine dernière en adoptant, par 163 voix, l’interdiction du port du foulard lors des sorties scolaires.

« Il y a une instrumentalisation des enjeux de la laïcité à des fins électoralistes, aux relents racistes », dénonçait la députée Clémentine Autain (La France insoumise) lors d’une conférence de presse donnée pour l’occasion, à l’initiative de la sénatrice Sophie Taillé-Polian (Génération·s), en présence de Sylvie Robert (PS), Laurence Cohen (PCF), Esther Benbassa et Ronan Dantec (EELV). Un temps silencieuse, la gauche a enfin pris position. Le 1er novembre, dans une tribune publiée dans Libération, plusieurs dizaines d’élus ont apposé leur signature à côté de celle de la plateforme « L.E.S. Musulmans », du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA), du Comité Adama, du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) et d’autres pour dire « Stop à l’islamophobie ! » (1).

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Une marche est prévue ce dimanche 10 novembre à Paris. Il n’en a pas fallu plus pour faire réagir sur Twitter. « Cette tribune et la liste de ses signataires, c’est la gauche qui a abandonné la laïcité, la gauche du déshonneur et de la honte », a attaqué l’ancien socialiste Laurent Bouvet, cofondateur du Printemps républicain, à qui l’on doit notamment le lancement des polémiques sur le « hijab de course » proposé par l’enseigne Décathlon, le voile d’une militante de l’Unef, etc.

Une opposition « gauche-gauche »

Alors que la querelle entre la gauche défendant une laïcité « stricte », qui souhaite réserver à la sphère privée les signes d’appartenance religieuse, et celle qui défend une laïcité plus ouverte a fait rage durant plus d’un siècle, les esprits semblent aujourd’hui s’être apaisés. « Il n’y a pas de conflit, seulement quelques nuances, veut croire la députée européenne Manon Aubry. Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu de malaise pour signer ce texte. »

2010 : Le Pen fait main basse sur la laïcité

La laïcité inscrite dans la loi française en 1905 a longtemps été combattue par l’extrême droite, qui y voyait la victoire des « sociétés maçonniques ». En 1996, le FN de Jean-Marie Le Pen, qui organisait des messes traditionalistes à chacune de ses fêtes, commémorait le baptême de Clovis jusque sur ses cartes d’adhérent. Marine Le Pen a rompu avec cette coutume, non sans heurter au départ les catholiques traditionalistes, nombreux dans son camp. Le 21 décembre 2010, dans un entretien au quotidien Présent, qui puise son inspiration doctrinale chez Charles Maurras, admire le maréchal Pétain et le général Franco, celle qui est alors candidate à la présidence du FN tente ainsi de les convaincre : « Il n’y a pas cinquante moyens de lutter contre l’islamisation de notre pays, explique-t-elle. Il y a soit la laïcité, soit la croisade. » La première est, selon elle, « le seul moyen de refuser la suppression du porc dans les cantines » et de supprimer les signes distinctifs religieux « lorsqu’ils sont ostentatoires ». Car son obsession, elle ne s’en cache pas, c’est bien d’« éviter l’islamisation de notre pays » qui, dit-elle, « est organisée aujourd’hui par l’État ». Développant totalement sa pensée, elle explique même que « la liberté, l’égalité et la fraternité », dont elle se réclame, « sont des valeurs chrétiennes qui ont été dévoyées par la Révolution française ». Et que « défendre ces valeurs-là », c’est se « donner la possibilité de rechristianiser en quelque sorte » la France.

Michel Soudais

Une ébauche de consensus, donc, mais qui n’empêche pas la gauche d’être en difficulté sur ces questions. « La laïcité, qui semblait constituer un élément essentiel de son identité, est aujourd’hui brandie comme une oriflamme par la droite dure et l’extrême droite », analysait en 2014 l’historien Jean Baubérot (2). Et pour cause : au Sénat, la proposition de loi émanait du groupe Les Républicains, et l’agression – verbale – de l’accompagnatrice scolaire, de l’extrême droite. « Cela fait trente ans que la laïcité est dévoyée dans le débat public. Quand on voit des élus comme Éric Ciotti la défendre, on se rend bien compte que le débat, c’est d’essayer de rendre acceptable un racisme qui ne saurait jamais l’être », estime le député communiste Pierre Dharréville. « On n’entend pas la droite sur les Églises protestantes qui remettent en cause les fondamentaux de la République, comme la médecine et l’école », renchérit Sophie Taillé-Polian. Mais il serait trop facile de cantonner la question de la laïcité à l’archaïque duel gauche-droite. L’usage et l’analyse de ce principe républicain seraient plutôt une affaire « gauche-gauche ». La loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État divisait déjà à l’époque socialistes, radicaux et républicains de gauche.

« C’était le conflit des deux France et un conflit entre républicains », explique Jean Baubérot. Un siècle plus tard, les questions restent les mêmes, à quelques aménagements sémantiques près… « La question s’est posée, en 1905, d’interdire ou non le port de la soutane dans l’espace public, rappelle l’historien. Ceux qui étaient pour l’interdiction avaient les mêmes arguments que ceux sur le port du voile aujourd’hui : “c’est du prosélytisme.” Or, en 1905 comme aujourd’hui, ça n’en est que si c’est accompagné de propos prosélytes. » Une opinion que tous ne partagent pas. Parmi les tenants d’une laïcité stricte, on compte l’ancien Premier ministre Manuel Valls – bien commodément importé depuis ses terres catalanes par différents médias pour l’occasion – et ceux qui plaident pour une intégration dans l’espace social. « La loi ne dit pas qu’il faut abolir les représentations de la religion dans l’espace public », rappelle Dieynaba Diop, porte-parole du Parti socialiste, qui assure que « cette ligne Valls » n’a plus cours au sein du parti.

Modérer l’anticléricalisme

Reste la crainte d’offenser les croyants – et notamment les musulmans – par une trop grande radicalité, notamment sur la question des représentants des cultes. « La laïcité garantit la liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, estime Pierre Dharréville. Elle n’est pas une valeur mais un principe politique qui établit que la souveraineté réside dans le peuple. » « Traditionnellement, la gauche combat toutes les religions. Elles ne sont pas, selon nous, des vecteurs d’émancipation, explique l’ancienne socialiste Sophie Taillé-Polian, mais cette pensée ne peut pas s’imposer à tous. » La pratique religieuse, alors, empiète-t-elle sur la souveraineté du peuple ? « Karl Marx disait de la religion qu’elle était le soupir de la créature opprimée », explique Pierre Dharréville, même si le PCF a, lui, toujours entretenu de bons -rapports avec les croyants. « Dans l’esprit des communistes, l’ouvrier catholique n’est pas un ennemi, le patron athée l’est », explique Jean Baubérot.

La tradition anticléricale peine à s’effacer dans les discours de certains. De quoi justifier les propos du philosophe Henri Peña-Ruiz, qui indiquait, à l’université d’été de La France insoumise : « On a le droit d’être athéophobe, comme on a le droit d’être islamophobe, comme on a le droit d’être cathophobe » ? Pas franchement. Ce genre de position n’est aujourd’hui plus compris, plus soutenu par la gauche : « On n’a pas le droit d’être islamophobe, la phobie, c’est la peur, pas la critique raisonnée », rappelle Sophie Taillé-Polian. Il ne l’est pas plus à La France insoumise, qui, quelques jours plus tard, a récusé ces propos dans un communiqué. « On l’a sorti un peu tard, mais on l’a fait », explique un cadre du mouvement. « Si l’on reste à disserter sur l’anticléricalisme d’État, on n’abordera jamais la question des luttes sociales », rappelle Jean Baubérot.

Car les renoncements aux lois qui constituent le tissu social français ne sont pas le fait du communautarisme, comme l’aimerait la droite, mais du libéralisme. « Être libre, ce n’est pas choisir entre s’acheter un Mac ou un PC, c’est accepter qu’il faut convaincre, et non pas contraindre », indique l’historien. Être laïque, veut croire la gauche, c’est se revendiquer de la souveraineté du peuple, incarner les valeurs de la République, de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, de la fraternité et de la solidarité, aussi. « Le libéralisme attaque le système », estime Dieynaba Diop. Et c’est dans cet individualisme d’État que naissent les communautarismes. « À la fin, on a l’impression que c’est chacun pour soi, et même plus Dieu pour tous », sourit la socialiste.

(1) Dont Politis, par la voix de son directeur de publication, est également signataire.

(2) La Laïcité falsifiée, La Découverte, 2014. Il vient également de publier La Loi de 1905 n’aura pas lieu, éditions de la Maison des sciences de l’homme.

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