« Nous survalorisons les diplômes »

Selon la sociologue Marie Duru-Bellat, le système français veut faire de tous ses jeunes des « intellectuels ». Or les études ne sont plus une garantie d’avenir professionnel.

Nadia Sweeny  • 20 novembre 2019 abonné·es
« Nous survalorisons les diplômes »
© Au fil du temps, l’image sociale de l’étudiant s’est dégradée.BURGER/PHANIE/AFP

Les études sont « vendues » aux jeunes Français comme gage unique de réussite et d’épanouissement professionnel futur. D’après Marie Duru-Bellat, spécialiste de l’éducation et de l’enseignement supérieur, le malaise de la jeunesse étudiante, au-delà des questions économiques, s’explique aussi par les limites de ce système.

En tant qu’observatrice du monde étudiant, que pensez-vous de l’évolution de la situation des étudiants français ?

Marie Duru-Bellat : Cela dépend de ce que l’on prend en compte. Si l’on regarde les chiffres de la précarité étudiante, il n’y a pas de changement spectaculaire, même si la situation a plutôt tendance à se dégrader et qu’il est inacceptable que des jeunes vivent dans la pauvreté. Mais, même si les chiffres n’indiquent pas de rupture, le sentiment de frustration des étudiants grandit depuis quelques années, et il n’est pas uniquement lié à la question du revenu ou du coût de la vie. Il est bien plus profond.

Il faut d’abord prendre en compte, sur un temps long, la dégradation de l’image sociale de l’étudiant. Ce n’est plus un statut valorisant. Par le passé, la vie étudiante était enviée, il y avait un certain prestige à suivre des études. On était donc prêt à « se serrer la ceinture » pour cela. Aujourd’hui, les élèves sont bien plus nombreux qu’avant et, même s’il est positif que les filières s’ouvrent à l’ensemble de la population, cela a créé une forme de dévalorisation, en même temps que l’avenir devenait de plus en plus flou.

Est-ce parce qu’on ne valorise que ce qui est « rare » et donc, forcément, élitiste ?

Nous survalorisons les diplômes. Or, avec les diplômes, on se classe. Bac + 1, 2 ou 3… : plus vous avez de diplômes, plus vous êtes censé décrocher un bon emploi. C’est une conception des choses très linéaire. Cette méritocratie française reproduit les inégalités sociales jugées « acceptables », puisque fondées sur la réussite scolaire. Tout ce qui n’est pas mesuré, noté (qualités humaines, créativité, etc.) passe à la trappe avec ce système. Certes, les études ne gouvernent pas tout, heureusement, mais les jeunes gagneraient à avoir plus d’expériences valorisant ce qui est extra-scolaire.

Ne serait-ce pas le rôle d’une politique de la jeunesse ?

En France, il n’y a pas de politique de la -jeunesse autre que : « Faites des études. » On permet trop peu aux jeunes de développer d’autres aspects. Il y a des pays où chaque étudiant peut prendre une année de césure pour monter un projet, partir à l’étranger, grandir. Il y a quelques années, des députés avaient proposé la mise en place d’un « chèque avenir » qui aurait pu permettre aux jeunes de partir en voyage, par exemple : cela ne s’est pas fait. On ne leur permet pas de grandir, au sens de développer des expériences par soi-même. On les met dans des universités où on attend d’eux qu’ils deviennent des « intellectuels ». C’est le « tout-scolaire ».

On a ainsi poussé tous les jeunes à avoir le baccalauréat, puis on a fini par leur dire que le bac ne suffisait pas pour avoir un emploi acceptable et on les a poussés dans l’enseignement supérieur, où ils se retrouvent dans des filières dont ils ne savent pas où elles les mèneront. On leur a « vendu » l’idée que les études étaient la clé de leur avenir. On leur a mis un pistolet sur la tempe en leur disant : « Faites des études si vous voulez réussir. » Or ils se rendent bien compte que ce n’est pas si vrai. Ils ne voient pas où ils vont. Les emplois du tertiaire auxquels on les destine ne sont pas des tâches dont on imagine le contenu. Les étudiants se retrouvent donc dans un état de flottement très anxiogène qui est l’une des racines de leur mal-être. On a gardé une image très romantique de l’étudiant, comme s’il était un intellectuel et que, par ailleurs, devenir un intellectuel était un projet en soit.

Mais éduquer la jeunesse est primordial pour une société…

Évidemment, mais je me demande si, au-delà d’une certaine limite, nous n’avons pas surestimé l’impact de l’éducation telle que nous l’avons développée, c’est-à-dire sous une forme très théorique. Victor Hugo disait : « Développer l’éducation, c’est fermer des prisons. » Je me demande, dans une certaine mesure, si c’est vraiment le cas. Peut-être devrions-nous remettre en question le contenu de l’éducation scolaire, mais aussi admettre que ce n’est pas la seule voie permettant de « fermer des prisons ».

Les États-Unis sont une nation particulièrement éduquée et quel est le résultat ? Un diplômé de philosophie devenu mécanicien a publié un livre fort intéressant, Éloge du carburateur (1). Il explique très bien la joie qu’il ressent en aboutissant à la réparation des motos sur lesquelles il travaille. Pourquoi a-t-on tant dévalorisé les métiers manuels au profit de l’intellectuel ? D’autant qu’on est en droit de poser cette question : les métiers proposés aux étudiants diplômés, sont-ils vraiment intellectuels ? Quand vous analysez les activités de la plupart des cadres, il n’y a rien d’intellectuel là-dedans. Le problème, c’est qu’on ne sait pas quoi valoriser d’autre.

On promet aux étudiants une sorte de chimère inaccessible ?

Oui, en quelque sorte. Quand on a créé le bac professionnel, par exemple, on a fait miroiter aux jeunes, notamment ceux issus des classes populaires, que grâce à lui ils échapperaient au destin ouvrier de leurs parents. Or ce n’était pas vrai : la plupart des bacheliers pros sont devenus ouvriers.

Les jeunes sont nettement moins confiants qu’auparavant sur leur avenir professionnel. Comment pourrait-on les en blâmer ? S’il y a un élément de leur vie qui s’est vraiment détérioré depuis plusieurs années, c’est la phase d’insertion dans la vie professionnelle, qui est beaucoup plus longue, précaire, heurtée qu’elle ne l’était auparavant. Le monde du travail ne fait pas rêver, le monde en général encore moins !

(1) Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, Matthew B. Crawford, La Découverte, 2016.

Marie Duru-Bellat Professeure émérite de sociologie à Sciences-Po Paris. Auteure de l’essai Le Mérite contre la justice (rééd. 2019).

Société Éducation
Temps de lecture : 6 minutes

Pour aller plus loin…

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles
Étude 21 novembre 2024 abonné·es

Les personnes LGBT+, premières victimes de violences sexuelles

Une enquête de l’Inserm montre que de plus en plus de personnes s’éloignent de la norme hétérosexuelle, mais que les personnes LGBT+ sont surexposées aux violences sexuelles et que la transidentité est mal acceptée socialement.
Par Thomas Lefèvre
La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !
Santé 21 novembre 2024 abonné·es

La santé, c’est (avant tout) celle des hommes !

Les stéréotypes sexistes, encore profondément ancrés dans la recherche et la pratique médicales, entraînent de mauvaises prises en charge et des retards de diagnostic. Les spécificités féminines sont trop souvent ignorées dans les essais cliniques, et les symptômes douloureux banalisés.
Par Thomas Lefèvre
La Confédération paysanne, au four et au moulin
Syndicat 19 novembre 2024 abonné·es

La Confédération paysanne, au four et au moulin

L’appel à la mobilisation nationale du 18 novembre lancé par la FNSEA contre le traité UE/Mercosur laisse l’impression d’une unité syndicale, qui n’est que de façade. La Confédération paysanne tente de tirer son épingle du jeu, par ses positionnements et ses actions.
Par Vanina Delmas
À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »
Prostitution 18 novembre 2024 abonné·es

À Toulouse, une véritable « chasse à la pute »

Dans la Ville rose, les arrêtés municipaux anti-prostitution ont renforcé la précarité des travailleuses du sexe, qui subissent déjà la crise économique. Elles racontent leur quotidien, soumis à la traque des policiers et aux amendes à répétition.
Par Pauline Migevant