Rodrigo Gómez Rovira : On dirait le Sud…

Rodrigo Gómez Rovira publie un travail sur la Terre de feu. Le photoreporter revient sur un itinéraire entre Chili et France, conservant un œil vif sur l’actualité sociale de son pays d’origine.

Jean-Claude Renard  • 27 novembre 2019 abonné·es
Rodrigo Gómez Rovira : On dirait le Sud…
© Rodrigo Gomez Rovira a bourlingué avant de se fixer à Valparaiso.Nicolas Wormull

L e Chili est une cocotte-minute, avec un peuple qui possède une capacité de résistance, qui encaisse. Mais là, c’en est trop ! 1,2 million de manifestants à Santiago, des milliers ailleurs, c’est du jamais vu ! Aujourd’hui, 80 % de la population se dresse contre un capitalisme à outrance. Fin octobre a été extrêmement violent, avec un couvre-feu, des militaires partout, des magasins fermés, des assassinats, des tortures, des viols perpétrés par la police dans les commissariats, un gouvernement qui ne comprend rien, des conservateurs au pouvoir qui restent dans l’esprit de Pinochet, avec les réflexes de la dictature. »

La dictature, Rodrigo Gómez Rovira connaît. Il est né en 1968 à Santiago du Chili. Son père, Raúl, fraye avec les milieux culturels, dans le sillage de la candidature de Salvador Allende (élu le 3 novembre 1970, avant d’être renversé par la dictature militaire le 11 septembre 1973) ; il travaille principalement avec des artistes de la scène latino, de Victor Jara aux Quilapayún. Sa mère, Consuelo, œuvre dans l’éducation sanitaire auprès des plus démunis. Rodrigo est l’aîné d’une fratrie de trois garçons, le cadet naissant dix jours avant le coup d’État. À ce moment, son père est en tournée en France avec les Quilapayún. Vingt jours durant, Consuelo est harcelée et interrogée par les militaires à la recherche de Raúl – ils ont déjà torturé et assassiné Victor Jara. Elle invente un tas d’histoires pour faire diversion. Il s’agit de quitter le pays dare-dare.

Culture de la rue

En France, Raúl est soutenu et aidé par Dominique Frelaut, maire communiste de Colombes, qui délivre des billets d’avion pour rapatrier les proches de la troupe des Quilapayún, Raúl compris. La petite famille Gómez Rovira débarque à Colombes en octobre 1973. Et s’installe, toujours épaulée par le maire, dans un HLM en fin de construction, la tour Z, haute de vingt-huit étages. Qui voit arriver également les familles des musiciens chiliens. Rodrigo grandit ainsi, dans une cité où la diaspora chilienne est bien représentée, dans la mixité et une certaine fraternité. Surtout, le gamin vit dans une double culture. Inscrit à l’école républicaine tandis qu’à la maison « on parle chilien, le téléphone sonne en chilien, on écoute de la musique chilienne, on mange chilien ». Empanadas et maïs grillé chipé dans les champs alentour.

L’esprit de solidarité va disparaître à la toute fin des années 1970, quand le trafic de stupéfiants gagne la tour Z. « On cohabite avec des copains avec lesquels on jouait au foot, qui plongent dans l’héroïne, passent par la prison. J’ai vécu, hérité de cette culture de la rue, hyper-présente », confie-t-il encore. École, collège, lycée. Tandis que ses parents exercent diverses activités de solidarité avec le Chili, créant une société de spectacles qui produit notamment Bolivia Manta, Cuarteto Cedrón, Ángel et Isabel Parra, Rodrigo entre à la fac de Nanterre en sciences humaines et communication. « Sans savoir où aller. Ce qui m’intéressait, c’étaient les relations humaines, regarder, parler. » Au programme, philosophie, sociologie et linguistique.

© Politis

De fil en aiguille, l’étudiant aborde la psychologie de l’enfant. La perspective de stages en hôpital est pour lui dissuasive, « guère à l’aise là-dedans ». Tombe la photographie. Comme une révélation. À 24 ans. Elle répond à des inquiétudes, à l’envie de marner dans un milieu culturel, un besoin de voyages et de rencontres, de diversités. Des curiosités de baroudeur à venir en somme. Rodrigo suit un ami inscrit à la Société française de photographie, s’arme du Nikon du pater, sans rien avancer de ses intentions. « Ma mère me voyait déjà en psychologue ! » Et d’emblée s’impose le noir et blanc. Il intègre le club photo de la MJC de Colombes, accédant directement au labo de la ville, dont il fait son bureau. Il développe ses films, réalise ses tirages, fait circuler. Trognes besogneuses à l’ombre du béton.

Vite repéré, le jeune Rodrigo obtient une bourse du ministère de la Culture, à hauteur de trois Smic, pour photographier son quartier. Beau travail, remarqué. Il est embauché comme photographe officiel de la ville de Colombes. Une anecdote dans la besace : Rodrigo n’a jamais cherché ni acquis la nationalité française. « Administrativement, je le regrette, sentimentalement, je m’en fous. Je ne l’ai pas demandée parce que je ne voulais pas faire le service militaire. » Avec son premier salaire, il acquiert un Leica ; au deuxième, il s’offre un objectif. Avant de se rendre compte que son père est aussi un amateur éclairé, combien le rapport à l’image est omniprésent dans la maison, où s’entasse une pile de diapos dans la salle à manger…

Rodrigo reste deux ans au service de la ville et prend une année sabbatique pour se nourrir d’expositions, de cinéma, de musées, photographier ici et là, et présenter un portfolio aux agences et à la presse. Il collabore rapidement avec Libération, sous la houlette de Laurent Abadjian. « C’est le premier à m’avoir fait confiance », à une époque où la presse écrite « fait encore appel aux photographes, passe des commandes ». En 1996, le goût des racines resurgit. Suivant pôpa môman, il rentre au Chili à bord d’un cargo, crée une petite agence de photographes à Santiago. Les fonctions s’enquillent. Il intègre la prestigieuse agence VU, fondée par Christian Caujolle.

Les reportages s’additionnent. Chamane en Bolivie, élections présidentielles à l’ère de Michelle Bachelet, gardiens de phare en Patagonie, crise financière en Argentine, détenus disparus, droits de l’homme. Rodrigo Gómez Rovira ne s’interdit rien dans le sujet, tant qu’il y a chair et matière. Résultat d’une carrière de psychologue manquée, peut-être. Autant de reportages menés de concert avec Claire Martin, journaliste française installée au Chili, notamment correspondante pour Radio France et Libé, bourlinguant avec lui. « Il travaille à l’instinct, dit-elle, sent les situations, sait mettre les gens à l’aise. Son appareil n’est jamais loin, où qu’il soit, où qu’il aille. C’est un bon vivant d’une grande générosité. Un rusé capable d’improviser, de se sortir de n’importe quelle situation. Bref, un artiste. »

L’artiste, justement, décide de s’installer définitivement à Valparaíso, dans les plis de la cité portuaire, l’œil toujours en alerte. En 2003, il orchestre un ensemble de photographies à l’occasion des 30 ans du coup d’État, à Visa pour l’image, à Perpignan. Rodrigo passe un autre cap en fondant, en 2009, le Festival international de photographie de Valparaíso (FIFV), tourné vers la création sur une dizaine de jours. « On n’invite personne à exposer mais à travailler, à produire, dans un temps très court, avec un résultat immédiat. Mon rôle de photographe est aussi là. Non pas seulement pour faire des images, mais aussi pour organiser, rassembler. Dans la photographie, ce qui m’intéresse, c’est le mouvement. » Un festival qui furieusement lui ressemble. « J’aime réagir dans l’improvisation, j’y trouve mes idées. Quand tout est calme, je ne sais pas quoi faire ! »

© Politis

Au fil du temps, le FIFV a pris de l’ampleur, inspirant d’autres rendez-vous photographiques dans un pays qui n’en comptait aucun. Fin octobre, la dixième édition s’est ouverte au moment des premiers mouvements sociaux bouleversant le Chili. Le festival ne pouvait y échapper. Les inaugurations, les rencontres et tous les projets ont été annulés pour mieux couvrir les événements. Non sans difficulté : les photographes invités ou venus à leurs propres frais, du Mexique, du Pérou ou d’Argentine, ont bataillé pour arriver. « Il a fallu aller les chercher à l’aéroport malgré le couvre-feu, parfois la nuit, par des chemins de traverse, les loger, les nourrir, dans des conditions difficiles. »

Cette édition est aussi un défi dans un pays « où la presse et l’information tiennent entre les mains de deux familles conservatrices. Il n’existe pas de presse de gauche, sinon un journal satirique, alors que tous les journalistes sont plus ou moins progressistes. On a donc une presse dans un état schizophrène ! » À la clé, des expositions et un livret qui rapportent les manifestations et les répressions. « L’espérance aujourd’hui, observe Rodrigo, c’est de penser que les dirigeants ne pourront plus faire tout à fait ce qu’ils veulent. Il existe une citoyenneté qui dit “attention”. » Du nord au sud du Chili.

Finistère latino

Le Sud, Rodrigo connaît aussi. C’est tout l’objet du livre qu’il est venu présenter au salon Paris Photo début novembre, avant de poursuivre par une tournée de dédicaces. Plus exactement, l’Último Sur, littéralement l’Ultime Sud, aux confins de la Terre de feu, là où le Sud n’existe plus, lâchant l’impression de bout du monde. Publié dans la Mecque de l’édition photo, chez Xavier Barral, un ouvrage mêlant paysages urbains et champêtres, des visages forçant les dimensions poétiques, soumis à l’âpreté de la nature, aux géographies turbulentes, dans l’affrontement des reliefs. Une photographie calleuse, aux interprétations graphiques de l’espace, nerveuses et griffées comme des eaux-fortes, au diapason des mains de ses sujets encastrés par son increvable Leica, qui rappelle aisément l’œuvre en noir et blanc de Mario Giacomelli. Un ouvrage également original, conjuguant ses propres images et celles de son grand-père maternel, l’un l’autre traquant l’efficacité dans la simplicité, sur le même territoire, arpenté par l’aïeul à la fin des années 1930, au moment de la réforme agraire, avec sa répartition des terres. Flirtant de fait avec l’album familial. Sans légende. « Je mise sur la sensibilité de l’image, elle-même fait texte. Je ne veux rien expliquer ni apporter de solution. »

Reste une satisfaction intime, un accomplissement personnel pour ce photographe, adoubé par Christian Caujolle et François Hébel (ex-directeur des Rencontres d’Arles, aujourd’hui à la tête de la Fondation Henri-Cartier-Bresson), à signer une ode autour du peuple de ce Finistère latino. Ce même menu peuple qui aujourd’hui n’entend pas « baisser les bras ». Rodrigo Gómez Rovira en est convaincu.

Ultimo Sur, Rodrigo Gomez Rovira, Éditions Xavier Barral, 144 pages, 39 euros.

Monde
Temps de lecture : 9 minutes

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