Télévision : faut-il y aller ?
Anasse Kazib et Sara El Attar vont sur les plateaux de CNews ou de BFMTV pour répondre au déferlement haineux et réactionnaire.
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Il y a de quoi être pris de vertige – ou de nausée, au choix – à regarder le paysage audiovisuel français s’écharper sur le voile. Fin septembre, LCI diffuse en direct et sans commentaire un discours d’Éric Zemmour à la « convention de la droite », grand raout de la droite extrême organisé par Marion Maréchal-Le Pen. Bien que condamné définitivement une deuxième fois pour provocation à la haine raciale quelques jours plus tôt, le polémiste n’est pas boudé par le petit écran. Bien au contraire, l’essayiste lui doit tout. Invité ou chroniqueur vedette, sur le service public comme sur les chaînes privées, le chantre du « grand remplacement » se balade, pour finalement apparaître quotidiennement sur CNews.
Et s’il n’y avait qu’Éric Zemmour… Que dire, quand le prétendu débat sur le voile, en une semaine, a précipité sur les plateaux 286 invités (1) sans jamais faire intervenir les premières concernées ? Simple, diront certains : une télévision, ça se débranche. Mais, même éteinte, le ronron réactionnaire se poursuit sur les chaînes d’information et les réseaux sociaux. Faut-il investir ces lieux hostiles ? Boycotter ou relever le défi ?
« Mes amis me disaient : mais qu’est-ce que tu vas faire à la télé ? » témoigne Anasse Kazib. Figure de proue du mouvement syndical à la SNCF, ce cheminot a une quarantaine de participations aux « Grandes Gueules » (BFM TV) au compteur. Selon ce marxiste révolutionnaire, la lutte se passe sur tous les fronts : « Le boycott ne change rien du tout. Quoi qu’il arrive, des millions de personnes regardent et écoutent ces médias. » Surtout, pourquoi se priver d’investir les médias, quand eux-mêmes écrèment la composition de leurs émissions ? « Ouvrier, maghrébin, issu d’un quartier populaire, je suis tout sauf le profil type des médias. Mais je ressemble davantage aux téléspectateurs que tous ces éditorialistes, économistes ou intellectuels bourgeois », souligne fièrement Anasse Kazib.
Le rhéteur a tout de même décliné une invitation de CNews. « La venue de Zemmour a suscité une large indignation ; politiquement, ça a le mérite de mettre les pleins phares sur l’islamophobie ambiante », analyse-t-il avant de tempérer : « Mais réfléchissons : ne plus venir sur une chaîne voudrait dire que les autres ont les mains propres ? »
Moins rodée à l’exercice, mais pas moins éloquente, Sara El Attar a brisé l’inertie des médias télévisuels le lundi 21 octobre. Sur l’émission de CNews « L’Heure des pros », la jeune femme apparaît voilée et tient tête aux véhéments Pascal Praud et Élisabeth Lévy. « Nous sommes les premières concernées, nous avons été absentes pendant plus de 80 débats, je pense que c’est important que vous ayez la décence de m’écouter et de me laisser terminer », lance l’invitée quand son hôte tente de lui couper la parole. L’homme reste figé : savoureux. Il marche sur des œufs. Sara El Attar occupe l’espace. L’entrepreneuse originaire de Gennevilliers n’avait jamais mis les pieds sur un plateau, mais elle connaît les ficelles de la joute oratoire. Avec son association Hashtag Ambition, elle organise des concours d’éloquence pour les jeunes issus de quartiers populaires.
Selon la jeune femme, venir témoigner n’est pas tout le temps une stratégie payante. « Cyril Hanouna avait invité une mère voilée à son émission, mais elle s’était mal débrouillée, ses détracteurs l’avaient lynchée », regrette-t-elle avant de poursuivre : « Certaines de mes amies pratiquantes se sentent déjà mal dans certains quartiers de Paris, elles ont peur des regards. Imaginez sur un plateau. Tout le monde doit se sentir chez soi, et tout découle de la confiance en soi. »
Pour Anasse Kazib comme pour Sara El Attar, pas question d’apporter la contradiction à Éric Zemmour. « Venir à son émission, c’est s’affronter à un champion de sa catégorie. Nous n’avons pas la même rhétorique, pas les mêmes armes », estime le syndicaliste. Sur son terrain, le polémiste choisit les règles et surtout les sujets. « Si je venais, nous parlerions de quoi ? J’aimerais l’entendre sur les autres sujets de l’actualité. Notamment la question sociale ! L’extrême droite et le néolibéralisme font couramment la paire. Si les téléspectateurs, souvent précaires mais en même temps réactionnaires sur l’islam, l’écoutaient sur ces thèmes, ils l’encenseraient peut-être moins. » Sara El Attar, elle, préfère ne pas mettre une pièce dans la machine : « L’ampleur de cet homme se mesure à la détestation de ses contradicteurs. Débattre avec lui serait lui faire trop d’honneur. »
Zemmour ou pas, après son passage remarqué à CNews, la jeune femme ne compte plus se rendre sur un plateau : « J’ai été contactée par plusieurs médias, dont BFM, mais j’ai décliné. J’ai dit ce que j’avais à dire, je ne compte pas me répéter à propos du voile. Il y a bien d’autres problèmes dont il faudrait parler. »
(1) Recensement réalisé par les journalistes de « Checknews », de Libération.