Vincenzo Vecchi contre l’Italie

Le militant arrêté en août en Bretagne est réclamé par son pays sur des bases juridiques contestables, en partie héritées du fascisme.

Romain Haillard  • 13 novembre 2019 abonné·es
Vincenzo Vecchi contre l’Italie
© Sans son comité de soutien, le militant aurait été renvoyé en Italie sans autre forme de procès.Estelle Ruiz/NurPhoto/AFP

Quand certaines règles d’un jeu viennent à être bafouées, il convient de refuser d’y participer. Vincenzo Vecchi, un militant anticapitaliste italien, avait fait ce choix. Pour avoir participé au contre-sommet du G8 à Gênes en 2001, il a finalement été condamné en 2012 par la justice de son pays, au terme de plusieurs recours, à douze ans de prison ferme. À cette date, le contestataire avait déjà purgé une peine de plusieurs mois pour avoir battu le pavé lors d’une manifestation antifasciste interdite à Milan en 2006. Mais l’idée de passer douze années à l’ombre, c’en était trop. Le condamné a préféré fuir cette peine inique, fuir son pays. Il finit par se réfugier à Rochefort-en-Terre, en Bretagne, en mars 2011. Là même où la police – française cette fois-ci – l’a arrêté début août. Depuis, les audiences s’enchaînent au tribunal et à la cour d’appel de Rennes.

Ce jeudi 14 novembre, les juges français doivent prendre à leur tour une décision. Soit « jouer le jeu » et remettre Vincenzo Vecchi à Rome, soit admettre la déloyauté de l’État italien et renverser les deux mandats d’arrêt européens émis à son encontre. Car l’affaire Vecchi n’illustre pas seulement un acharnement « pour l’exemple », elle met également en lumière la fébrilité – potentiellement contagieuse – du pouvoir dans une démocratie si proche de la nôtre.

« Sans notre mobilisation, il aurait été envoyé directement en Italie, sans autre forme de procès », s’offusque Laurence Petit, membre du comité de soutien à Vincenzo. Il aura fallu attendre une demande d’information complémentaire à la justice transalpine pour se rendre compte de ses coups de bluff répétés. Le 24 octobre, les avocats de la défense ont enfin toutes les cartes en main. Le mandat d’arrêt européen émis pour la participation du militant à la manifestation interdite à Milan est nul et non avenu, car la peine déjà purgée. La négligence laisse la place au mensonge délibéré quand les juges italiens s’expliquent : cet acte illégal permettrait aux juges français de mieux apprécier le cas Vecchi. Mais doit-on s’en étonner quand déjà, à l’époque, les autorités milanaises avaient une interprétation bien à elles de la légalité ? La mobilisation prohibée se voulait une riposte à la tenue d’un cortège du mouvement Fiamma Tricolore, organisation politique néofasciste. À ce titre, elle aurait dû elle-même être interdite pour apologie du fascisme.

Un entêtement sécuritaire

Les actes des forces de police dans les centres de détention à l’encontre des manifestants interpellés lors du G8 à Gênes en 2001 ont fait l’objet de nombreuses publications dans la péninsule, documentant les graves atteintes aux droits humains. L’arrestation de Vincenzo Vecchi, par contre, a eu peu assez d’échos et a généralement été traitée brièvement à la rubrique « faits divers ». Aucune mention alors des « erreurs » grossières du parquet italien. Toutefois, certains titres ont plutôt insisté sur le « patient » travail d’investigation (grâce à de simples écoutes de la famille du « dernier black bloc de Gênes en fuite » – sic), digne d’une véritable enquête criminelle internationale, mené par la Digos milanaise (équivalent de notre DGSI). Sous les ordres du même gradé, soulignait La Repubblica le 12 août, qui a permis « l’arrestation de l’ex-terroriste Cesare Battisti » en janvier. Judicieuse ­assimilation…

Olivier Doubre

Reste le deuxième mandat d’arrêt, celui de Gênes. Le milieu altermondialiste se souvient de ces « événements » comme d’un traumatisme. En 2001, le G8 se réunit dans cette ville portuaire du nord-ouest de la péninsule. Un contre-sommet s’organise pacifiquement et subit une répression systématique. La mobilisation vire à l’émeute pour certains, à la chasse pour d’autres. Selon Amnesty International, la répression de ce contre-G8 constitue la « plus grande violation des droits humains et démocratiques dans un pays occidental depuis la Seconde Guerre mondiale »_. Carlo Giuliano, un Génois de 23 ans, meurt d’une balle dans la tête, tirée par un carabinier italien. Au moins 600 manifestants ont été blessés. Parmi eux, Vincent Bonnecase.

« Ils ne me demandaient rien, ils voulaient juste me faire crier », témoigne ce chercheur en science politique au CNRS, également membre du comité de soutien à Vincenzo Vecchi. Lors de la mobilisation, les forces de l’ordre l’emmènent à la tristement célèbre caserne de Bolzaneto. Après avoir été maintenu pendant des heures face à un mur, jambes et bras écartés, il est conduit hors de sa cellule par des agents qui vont le supplicier. À plusieurs reprises, un fonctionnaire lui tord le bras, tandis qu’un autre lui donne des coups. « L’un des policiers, je me souviens encore de son visage, m’a dit : “Nous nous reverrons” », se rappelle douloureusement le politiste avant de poursuivre : « Je me suis dit la même chose quand j’ai décidé de porter plainte : je le reverrai au tribunal. Ça n’est jamais arrivé. »

En 2015, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’Italie pour n’avoir jamais poursuivi les agents auteurs de violence. En plus d’outrepasser des droits fondamentaux, la police a pu se réfugier derrière une loi d’amnistie votée en 2006. Seize ans après les faits, le chef de la police de l’époque, Franco Gabrielli, admettait dans la presse qu’il y avait bien eu « des actes de tortures » à Bolzaneto.

Il y a deux poids, deux mesures. Car Vincenzo Vecchi, lui, bénéficie de la plus grande fermeté. « Que faut-il faire pour obtenir douze années de prison ? » interroge Jean-Baptiste Ferraglio, autre membre du comité de soutien. Dénommé « pillage et dévastation », le délit pour lequel le militant anticapitaliste est poursuivi se trouve être un reliquat du code Rocco – code pénal politique promulgué en 1930 sous Mussolini. « Nous voulons bien admettre que l’Italie est une démocratie, mais soyons honnêtes, elle n’a jamais fait le deuil du fascisme », déplore Jean-Baptiste Ferraglio, lui-même italien. Le délit prévu à l’article 419 du code pénal italien se voulait un moyen de châtier d’éventuelles violences insurrectionnelles. Seul le contexte importe, les responsabilités individuelles se diluent dans une responsabilité collective. La simple présence sur le lieu des faits, appelé « concours moral », suffit pour poursuivre un individu. La seule pièce incriminante du dossier Vecchi réside dans une photo de lui en train de boire une canette devant un magasin pillé.

« Lorsqu’on va dans des manifestations violentes, on est complice du pire », déclarait Emmanuel Macron en février à propos des gilets jaunes. En France, ce raisonnement ne dépasse pas le simple outrage au droit de manifester. En Italie, le risque encouru est de huit à quinze années d’emprisonnement. Une peine potentiellement contradictoire avec l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui énonce que « l’intensité des peines ne doit pas être disproportionnée par rapport à l’infraction ».

L’inexistence d’un tel délit en France donne de la consistance à la demande de refus du mandat d’arrêt de Gênes. Toute extradition, en effet, doit se soumettre au principe de « double incrimination », c’est-à-dire l’existence d’un délit équivalent dans le pays récepteur d’une demande d’extradition.

Au-delà de la légalité du mandat, la justice italienne a continué sa partie de poker menteur. Avant la demande d’information complémentaire formulée par la défense de Vincenzo Vecchi, les juges n’avaient communiqué qu’un jugement de 2009, le plus lourd à l’égard du militant. Pourtant, le dernier date de 2012, un arrêt de cassation où le manifestant bénéficiait d’une remise de peine, car le délit de « transport d’armes » était tombé. Là encore, difficile de ne pas penser à une tactique déloyale pour noircir le tableau.

Une décision-cadre du Conseil de l’Union européenne a instauré le mandat d’arrêt européen en 2002 et remplacé la procédure d’extradition classique entre États membres. Cette procéduralisation d’un acte hautement politique reposait sur des principes : l’existence de garanties juridiques pour l’accusé, un respect des libertés fondamentales et la confiance mutuelle entre tribunaux de l’Union. Ce quasi-automatisme rend aveugle la justice quand celle-ci doit au contraire garder les yeux grands ouverts. Doit-on encore accorder du crédit à une justice roublarde, qui fonde ses décisions par des lois fascistes, prises dans un contexte d’évanouissement momentané des règles du maintien de l’ordre ? Si l’État de droit – déjà fragilisé à force de lois sécuritaires en France – n’existe plus en Italie, alors il n’existe nulle part sur le territoire de l’Union européenne.

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