5 décembre : Comme un parfum de 1995 ?
Il y a près de vingt-cinq ans, la France connaît son plus grand mouvement social depuis Mai 68, massivement soutenu par la population. À tel point qu’on parla de grève par « procuration » pour les salariés du privé.
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Début décembre 1995, alors que les transports en commun ne circulent plus depuis le 24 novembre et que gouvernement et médias proches du pouvoir ne cessent de plaindre les usagers « pris en otage », le quotidien Libération fait ce beau titre en première page : « La grève populaire ». Dans les grandes métropoles, les gens ont vite pris l’habitude de marcher, de faire du stop ou du vélo dans le froid. Leur temps de trajet jusqu’à leur travail est multiplié par deux, trois ou quatre. Pourtant, une majorité soutient le mouvement, ce que confirment les sondages. Mieux, les salariés du privé et des petites entreprises, dans l’impossibilité de faire grève car soumis au chantage à l’emploi, ou mal protégés syndicalement, considèrent que les agents des entreprises publiques, RATP et SNCF en tête, se mobilisent aussi pour eux. C’est ce que le politologue Stéphane Rozès et le sociologue Edgar Morin appelleront la « grève par procuration ».
Le 5 décembre 1995, de puissantes manifestations sont organisées un peu partout en France, alors sous la neige, quand la grève – reconduite jour après jour sans interruption pendant trois semaines – s’étend à EDF-GDF, à La Poste, à France Télécom, aux enseignants – étudiants et lycéens sont, eux, déjà largement présents. Au-delà du combat contre le plan Juppé de réforme du système des retraites, notamment des régimes spéciaux des salariés des transports et de la Sécurité sociale, la mobilisation devient celle de la défense du statut des cheminots, mais plus largement des services publics et d’une société reposant sur les conquêtes sociales de la Libération.
Le 12 décembre, l’engagement populaire atteint son maximum, avec plus de deux millions de manifestants (selon les syndicats) en France – et un cortège monstre à Paris. « Si deux millions de personnes descendent dans la rue, mon gouvernement n’y survivra pas ; mais je ne crois pas à cette hypothèse ! » avait malencontreusement déclaré Alain Juppé dans une interview à Sud-Ouest, huit jours avant le début de la grève, dans une sorte de provocation, qui allait lui revenir comme un boomerang. Les « Guignols de l’info », sur Canal+, tout comme certaines organisations à la gauche de la gauche (telle la LCR), lancent alors le « Juppéthon ». Mais, après trois semaines de la plus grande grève depuis 1968, Alain Juppé a perdu son pari. Lâché par Jacques Chirac, qui a le souvenir douloureux du mouvement étudiant et lycéen victorieux contre la réforme Devaquet en 1986 – et surtout de la mort de Malik Oussekine sous les coups des voltigeurs motorisés de Pasqua et Pandraud.
Comme aujourd’hui, le gouvernement entend alors s’appuyer sur la CFDT, confédération que l’on n’osait encore appeler « réformiste » et qui paie cher son soutien initial au plan Juppé, puisqu’une bonne partie de sa base s’y oppose et va rejoindre le mouvement, sous l’appellation « CFDT en lutte ». Et nombre de ces militants confluent bientôt vers SUD ou en créent de nouvelles sections dans leur secteur d’activité, comme à la SNCF. Début décembre, la secrétaire générale de la CFDT, Nicole Notat, doit même être évacuée par son service d’ordre, sous les huées (et quelques jets de bouteilles), d’une manifestation à laquelle elle a tenté de participer, dans une vaine tentative de ne pas se couper de sa base.
Ces positionnements syndicaux, voisins de ceux auxquels on a assisté lors des luttes contre la loi travail en 2016 et qui se renouvellent aujourd’hui, trouvent d’ailleurs une traduction chez les « intellectuels de gauche ». C’est sans doute l’une des différences les plus marquantes entre le mouvement de 1995 et celui en germe aujourd’hui, où, comme avec les gilets jaunes, les intellectuels se font rares. En 1995, deux pétitions vont en effet se répondre et délimiter deux « camps » clairement opposés (1). D’un côté, celle intitulée « Pour une réforme de fond de la Sécurité sociale » est lancée par Olivier Mongin, directeur de la revue Esprit, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, de longue date très proches ou jadis intellectuels organiques de la CFDT. De l’autre, l’« Appel des intellectuels en soutien aux grévistes », relayé entre autres par Politis, regroupe de grands noms du monde de la pensée comme Madeleine Rebérioux et, en premier lieu, Pierre Bourdieu, qui en est l’un des principaux initiateurs. Où sont les intellectuels aujourd’hui, face à la mobilisation massive qui s’annonce ?
(1) Sur cet affrontement, lire l’excellent travail du groupe de jeunes sociologues, tous élèves de Pierre Bourdieu, paru en 1998 dans la collection « Raisons d’agir », que ce dernier a fondée au lendemain du mouvement de 1995 pour publier de courts textes d’intervention : Le « Décembre » des intellectuels français, Julien Duval, Christophe Gaubert, Frédéric Lebaron, Dominique Marchetti et Fabienne Pavis.